C’est un des principaux événements culturels de la ville de Dijon, la capitale de la Bourgogne : le Festival International du film de l’aventure s’est tenu les 6, 7 et 8 octobre, pour la 26ème année consécutive. Ce Festival s’est peu à peu enrichi de manifestations complémentaires, en particulier l’attribution d’un Prix Littéraire : le Prix de l’aventure vécue. Composé de journalistes du Figaro Littéraire, du Point, du Pèlerin et de l’écrivain-voyageur Sylvain Tesson, le jury était présidé cette année par Jean-Louis Gouraud, directeur de la rédaction de La Revue.
Et le Prix a été attribué à la jeune écrivaine Clara Arnaud (dont on trouvera un article dans le prochain numéro de La Revue) pour son récit de voyage « Au détour du Caucase », qui avait fait l’objet d’une critique fort élogieuse dans le numéro 73 de La Revue. Le jury a toutefois voulu accorder une mention spéciale à un autre ouvrage, Robinson des glaces, de Emmanuel Hussenet, auquel Jean-Louis Gouraud consacre le compte-rendu que voici.
Imaginez Noé, l’illustre patriarche, œil de braise et longue barbe fleurie, campé sur la proue de son arche pour annoncer le déluge et appeler hommes et animaux à le rejoindre.
C’est un peu l’image que donne le sympathique Emmanuel Hussenet tout au long des 270 pages de son livre Robinson des glaces (Les Arènes, 2017). À ceci près qu’Emmanuel n’est pas un vieillard chenu (il a la cinquantaine encore juvénile) et qu’il ne lance pas ses oracles depuis un bateau, mais depuis un iceberg – le dernier, peut-être – qui s’est détaché de la banquise arctique en débâcle.
Mais le voilà, tel Noé, lançant, du haut de son gros glaçon, mises en garde, imprécations et anathèmes s’adressant à l’humanité tout entière. Par son comportement irresponsable, hurle-t-il, l’homme est en train de préparer l’apocalypse, d’organiser la fin du monde et donc, sans doute, sa propre extinction ! C’est-à-dire la fonte inexorable de la calotte glaciaire, qui aura des conséquences incommensurables pour la Terre et tout ce qui y vit encore aujourd’hui.
Sa voix est tonitruante, son discours saisissant : Emmanuel Hussenet a, mieux que de la verve, un vrai talent d’écrivain, de poète, de tragédien. Et même s’il y a des passages obscurs, comme c’est souvent le cas chez les prophètes, si l’on ne comprend pas toujours très bien ce qu’il raconte, on se laisse emporter par la beauté de la phrase, l’éloquence de l’orateur, l’enthousiasme du prédicateur.
Son livre, toutefois, n’est pas qu’une longue litanie des dégâts du réchauffement climatique, ni l’énoncé d’une suite ininterrompue de ses prolongements catastrophiques. C’est aussi, et d’abord, le récit, fort bien mené, d’une extraordinaire aventure, et, disons-le, d’un véritable exploit. Même si l’exploit n’est pas complètement réussi, l’intrépide voyageur n’étant finalement pas parvenu à atteindre son but.
Un espace où nul ne peut se rendre
Son projet consistait à atteindre – en kayak et en solitaire – une île perdue au milieu du chenal qui sépare le Groenland (qui appartient au Danemark) de l’extrême nord du Canada, en partant d’une localité où vivent encore (pour combien de temps ?) les derniers habitants du Grand Nord. Située plusieurs centaines de kilomètres plus au nord, cette île – en fait, un gros caillou d’à peine 130 hectares – n’appartient à personne, et nul ne l’a encore véritablement explorée.
C’est là tout le pari de Emmanuel Hussenet : non seulement l’atteindre malgré les folles difficultés d’approche, qu’il décrit magistralement, entre blocs de glace à la dérive, poussés par des vents capricieux sous un ciel qui ne l’est pas moins, mais aussi et surtout pour en faire un symbole. Cette île « est merveilleuse parce qu’elle est inaccessible, écrit-il. Elle est la promesse qu’il existera toujours un espace où nul ne peut se rendre, un pays de clarté, de pardon, d’idéal, et quand bien même les banquises auront disparu, elle sera là, intouchable dans ce qu’elle symbolise, en témoin de la permanence partout où nous avons laissé l’amour s’échapper et le combat se perdre » (p.263/264).
Cela ne veut pas dire grand-chose mais avouez que la déclamation est belle, surtout prononcée à haute voix. Elle dénote en tout cas chez son auteur, porté par une espèce de mystique très personnelle, autre chose qu’un goût pour les challenges inutiles.
Il faut lire son livre passionnant, palpitant, bourré de précisions géographiques, historiques, climatiques, ornithologiques (et j’en passe), et de pensées qui élèvent l’âme – et permettent à celui auquel elles viennent à l’esprit de poursuivre un voyage physiquement très éprouvant.
Comme dans une tragédie antique, l’aventure finit mal : Emmanuel Hussenet, je l’ai dit, ne pourra pas atteindre le rivage de cette île tant désirée, de cette « sentinelle des dernières banquises », de cet eldorado fantasmé. Une plaque de glace ayant cédé sous son poids, il tombe à l’eau, en même temps que son rêve. Loin de désespérer, le garçon en tire au contraire une leçon de philosophie : « Toute notre vie nous avons su qu’il y avait une destination, mais [en fait] il n’y en avait pas. Seule la direction comptait », note-t-il (p.125/126).
Pendant les longues heures que dure l’interminable (et interminé) voyage vers sa terre promise, l’intellectuel qu’est Emmanuel ne cesse de gamberger.
Tout progrès dépend de l’homme déraisonnable
Pour proférer parfois ce genre de réflexion : « Je me concentre pour ne pas penser à ce qui m’attend, alors que c’est pour rencontrer ce qui m’attend que je suis venu » (p.49). Pour faire, ailleurs, ce genre de constat : « Avec la nature, quand quelque chose ne va pas, il suffit d’attendre pour que tout aille mieux » (p.71). Ailleurs encore, il réfléchit au seul moyen qu’il y aurait d’éviter la catastrophe finale, c’est-à-dire le réchauffement de la calotte glaciaire et la fonte des Pôles : il suffirait pour cela, explique-t-il, de trouver le moyen de retenir le froid (page 88). Aux scientifiques de trouver ce moyen ! Celui qu’il propose plus loin est carrément utopique : empêcher les icebergs de dériver en les attachant avec de gros filins d’acier (p.238) !
L’autre raison de lire ce livre exalté est qu’en garçon cultivé sachant rendre hommage à ses illustres prédécesseurs, Emmanuel Hussenet précède chacun des vingt chapitres de son livre d’une citation placée en exergue. Leur collection constitue une véritable anthologie pour aventuriers solitaires. Telle celle-ci, de George Bernard Shaw : « L’homme raisonnable s’adapte au monde, l’homme déraisonnable s’obstine à essayer d’adapter le monde à lui-même. Tout progrès dépend donc de l’homme déraisonnable. »
Jean-Louis Gouraud
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