Un président des États-Unis apaisé. Le monde en aurait grand besoin. Les Américains aussi. Mais Donald Trump a 74 ans. À cet âge, un homme ne change plus. Dès lors, Joe Biden entre en tête dans l’ultime ligne droite.
Par Georges Ayache (article paru dans La Revue n°89, juin-juillet-août 2020)
Il y a trois mois à peine, la vie était belle pour Donald Trump : tout laissait à penser à une réélection sereine en novembre prochain. L’« affaire russe » et l’impeachment avaient tourné à la confusion de démocrates obstinément revanchards. L’économie américaine, elle, semblait florissante avec des performances très encourageantes, un chômage résiduel à 3,5 % et un Dow Jones que rien ne paraissait devoir ébranler. Délabrée, en mal de cohérence et de programme crédible, l’opposition s’empêtrait dans une bataille des primaires qui s’annonçait sanglante.
Tous les voyants clignotaient alors en vert pour le président sortant. Ce temps est désormais révolu : depuis, la crise du Covid-19 est passée par là. Aujourd’hui, Trump peut fort bien perdre la prochaine élection présidentielle. L’éventualité en est devenue suffisamment plausible pour relancer complètement, et contre toute attente, la campagne électorale.
Aux États-Unis, les crises nationales sont parfois difficiles à décrypter. Certaines profitent politiquement à l’exécutif, comme au moment de Pearl Harbor ou du 11-Septembre. D’autres, au contraire, écornent la confiance dans le pouvoir en place. Cela a été le cas lors de la catastrophe d’août 2005 liée au passage de l’ouragan Katrina en Louisiane. Et actuellement avec la pandémie du Covid-19. Révélant de façon impitoyable les dysfonctionnements dans la prise de décision politique comme dans les structures administratives, ces crises sont susceptibles d’inverser une tendance jusque-là bien installée.
Un des enseignements majeurs de la crise sanitaire actuelle tient au fait que les Américains, dans leur majorité, n’approuvent pas la manière dont elle a été et est encore gérée par la Maison-Blanche. Il est vrai que les 100 000 morts déplorés à ce jour paraissent souligner en creux l’imprévoyance et la tardiveté de la réaction de l’exécutif américain à la pandémie.
VIRUS : LE RETOUR DE BOOMERANG
La menace de propagation du virus était connue depuis déjà plusieurs semaines par des services de renseignement en alerte, quand le président Trump se décida enfin, le 13 mars, à prendre la mesure appropriée : déclarer l’état d’urgence. Jusque-là, il avait juste fermé les frontières aux seuls visiteurs chinois, et créé un comité chargé de la lutte contre le virus. Ce retard ne l’empêchera pas de se vanter d’avoir « agi tout de suite ». La gravité de la pandémie étant avérée, il minora ensuite la situation, estimant qu’elle serait réglée en quelques jours. Tout devait être terminé pour Pâques, le « dimanche de la Résurrection ».
La gestion erratique de la crise pointe aussi les revirements incessants du président, entre déni et acceptation. Après avoir d’abord vu dans la menace du virus une conspiration de démocrates dépités de n’avoir pu le destituer, Trump se résignera à réagir dans la panique. Il prétendra néanmoins avoir « pensé que c’était une pandémie avant même qu’on parle de pandémie ». Tout en ayant interdit, fin janvier, les visiteurs chinois de fouler le sol américain, il accueillera sans la moindre précaution les ressortissants américains en provenance de Chine, et hésitera même jusqu’au 11 mars avant de clore ses frontières aux visiteurs européens… à l’exception des Britanniques.
Certes, Trump n’a pas eu l’exclusivité de telles défaillances ou incohérences. Il n’est pas le seul à avoir sous-estimé l’ampleur du fléau ou péché par présomption sur la question des tests de dépistage. Toutefois, dans son cas, les manquements auront été aggravés par sa personnalité incontrôlable, imprévisible et souvent délirante. Durant la crise, Trump a dit tout et n’importe quoi, jusqu’à la caricature, à l’occasion de briefings télévisés quotidiens, longs de deux heures parfois, tenant à la fois du défouloir, du talk-show et du happening.
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Tel jour, il se targuait de tenir la dragée haute aux scientifiques, suggérant que le virus pourrait être combattu à coup de produits désinfectants ménagers. Tel autre, il endossait le costume du chef impavide – « Restons calmes, le monde compte sur nous » – et se félicitait de la bonne tenue de la Bourse. Tel autre jour encore, il déversait son fiel sur la Chine, sur la bureaucratie washingtonienne, sur les gouverneurs démocrates de New York, du New Jersey ou de l’État de Washington. Sans parler évidemment des médias, sa bête noire habituelle à l’exception de Fox News, qu’il accusait une nouvelle fois de propager des fake news. Même les plus blasés restèrent pantois face à ces flots d’imprécisions et d’incohérences, sur arrière-plan d’autoglorification permanente, obligeant les conseillers scientifiques de la Maison-Blanche et des grandes institutions de santé à des contorsions pathétiques entre mises au point délicates et louanges au président. C’est au point que l’entourage de Trump, conscient du danger, finit par le faire renoncer à ces grands-messes surréalistes et à le ramener aux tweets, son exercice favori.
À ce stade de la crise sanitaire, la baisse de popularité de Trump est établie par toute une batterie de sondages, publics ou internes, qui le placent 6 points derrière son concurrent démocrate, Joe Biden. Cet écart n’est pas rédhibitoire. Il ne s’est guère creusé depuis janvier dernier et un renversement de dernière minute reste toujours possible.
Le président sortant conserve plusieurs atouts. Le fait, par exemple, que la crise du coronavirus soit planétaire, à la différence de Katrina en 2005, et que son imprévoyance et ses incohérences soient partagées par d’autres gouvernants étrangers : ce qui pourrait l’exonérer au moins partiellement de sa propre responsabilité.
LE PIRE N’EST JAMAIS SÛR
Trump bénéficie par ailleurs d’un socle électoral stable et solide, qui avait résisté à l’affaire russe ou à l’épisode de l’impeachment. Rien n’indique qu’il ne sera pas fragilisé par la crise sanitaire ou ses conséquences économiques. Mais, quoique sévère et inédite depuis la Grande Dépression des années 1930, la récession actuelle – déclin du produit intérieur brut (PIB) de 4,8 % au premier trimestre de 2020 et 14,7 % de chômeurs – semble moins impacter électoralement Trump qu’on ne l’eût supposé.
De surcroît, le rejet de l’arrogance des élites par l’Amérique profonde reste une tendance lourde qui n’aura pas disparu en novembre prochain. Vivace en 2016, ce rejet a été conforté depuis lors par l’acharnement même de la grande presse libérale à abattre Trump par tous les moyens. Or, non seulement Trump a réussi à juguler l’hostilité des grands médias, mais il sait que la presse, concurrencée par les réseaux sociaux, a perdu de son influence passée.
Par ailleurs, le président conserve toute latitude pour jouer sur des registres consensuels comme la défiance envers la Chine. Au-delà de la guerre commerciale déclenchée par Trump en 2018, le Covid-19 instaure un climat de « guerre froide » périlleux entre les deux pays rivaux. Il est une opportunité idéale pour sensibiliser les Américains à une menace chinoise que Trump brandit depuis plusieurs années.
Steve Bannon, son ancien stratège, estime que Trump fera du repoussoir chinois l’un de ses axes de campagne. De fait, le président ne manque pas de fustiger sans relâche l’« incompétence » de Pékin, jugée responsable d’« une tuerie de masse mondiale », ou de dénoncer le « virus de Wuhan ». D’où son durcissement envers la Chine, dont il escompte retirer les dividendes électoraux.
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Parallèlement aux attaques contre Pékin, celles dirigées contre l’Organisation mondiale de la santé (OMS), accusée d’être une « marionnette de la Chine », paraissent tout aussi populaires. Loin de ne flatter que des tendances isolationnistes rémanentes, ces attaques ne sont pas dénuées de fondement. Ce n’est pas seulement à Washington, premier contributeur de cette organisation, que le comportement du directeur général éthiopien de l’OMS passe pour être trop inféodé à Pékin. Enfin, comment Trump ne pourrait-il pas bénéficier de la passivité relative d’une opposition démocrate dont rien ne prouve qu’elle eût agi plus efficacement que lui ? Le strict confinement dans sa résidence du Delaware de Joe Biden, que Trump ne se prive pas de surnommer « Sleepy Joe » (Joe l’endormi), souligne cruellement que l’ancien vice-président d’Obama n’est décidément pas l’incarnation du leader déterminé. Plus que jamais, il fait figure de pis-aller.
Le désarroi des démocrates ressort notamment de saillies à l’emporte-pièce, à l’instar de la tentative du gouverneur de l’État de New York, Andrew Cuomo, visant à contredire Trump, en niant la responsabilité de la Chine aux origines de la crise sanitaire. Cuomo préfère ainsi parler de « virus européen » au motif que le Covid-19 aurait transité par le Vieux Continent…
Biden, lui, vient de commettre son premier faux pas, qui n’est sans doute pas le dernier, déclarant à une radio new-yorkaise qu’un Noir n’est « pas noir » s’il pense voter Trump. Il est à gager que la faiblesse politique structurelle des démocrates et de Biden à exister médiatiquement, sinon à convaincre, ne sera pas résolue d’un coup de baguette magique, l’espace d’un été.
Le miracle pour le président américain est que rien ne soit encore joué alors que tout aurait dû déjà l’être en pure rationalité. Trump, qui est son pire ennemi, a montré une fois de plus à l’occasion de cette pandémie sa formidable capacité à s’autodétruire. L’image du pays, son influence et sa réputation ont été cruellement dégradées par la crise sanitaire. Et les détracteurs de Trump n’ont pas forcément tort de souligner qu’« America First » signifie, en ces temps de coronavirus, que l’Amérique est première… en nombre de victimes mais aussi de cas d’infection. Désormais, la carte du pays s’identifie à celle de ses clusters.
UNE RARE CAPACITÉ À S’AUTODÉTRUIRE
Pire encore, Trump a du mal à assumer le rôle de commandant en chef dont il se prévaut pourtant si volontiers. Ne suivant que son instinct, replié sur un cercle restreint de fidèles au nombre desquels sa fille Ivanka et son gendre Jared Kushner, il aura au contraire organisé la désunion nationale. Un commandant en chef intervenant a minima, opposant les gouverneurs et les maires des grandes villes les uns aux autres, se déchargeant sur eux de toute responsabilité. Un commandant en chef incapable de faire preuve d’équanimité, de résister aux tentations de l’imprécation ou des bons mots.
Une crise nationale requiert par définition des responsables sérieux, cohérents, rassurants et surtout rassembleurs. C’est affaire de caractère et des présidents comme Roosevelt, Kennedy ou Reagan étaient de cette trempe-là. À l’inverse, Trump cultive plus que jamais son côté clivant – jusqu’à s’en prendre désormais à son prédécesseur, Barack Obama –, sans se soucier de tempérer son hyperactivisme anxiogène et très loin de la sérénité que, dans l’adversité, on peut attendre d’un vrai leader.
Comme rien n’est vraiment rationnel dans une situation impliquant Trump, on peut imaginer que celui-ci rendra coup pour coup durant la campagne. Ayant regagné le terrain qui lui est le plus propice, la télévision, il multipliera sans doute aussi les tweets et manipulera les faits en maître de la post-vérité tout en stigmatisant la mauvaise foi de ses adversaires. Il continuera à vanter sa propre réactivité ainsi que le côté quasi miraculeux de son action. Ce n’est pas pour rien qu’il prétend que les scientifiques lui auraient prédit que la pandémie ferait 2,5 millions de victimes. Il ne manquera pas de s’en prévaloir en persuadant les électeurs qu’il a sauvé des millions de vies. Trump continuera de répéter « mission accomplie » tandis que Jared Kushner s’emploiera à magnifier cette success story.
Malgré tout, Trump devra surmonter de très sérieux handicaps. À commencer par un possible étiage de popularité, car les sondages d’opinion n’ont pas encore révélé leur entière vérité sur cette crise peu ordinaire. À l’époque de Katrina, la popularité de George W. Bush avait chuté à 31 %, loin des 71 % au moment de l’intervention américaine en Irak ou, bien sûr, des 90 % au lendemain du 11-Septembre. Mais Bush, à peine réélu, avait pu compter sur le temps pour restaurer péniblement la confiance. Trump, lui, n’est qu’à quelques mois seulement d’un scrutin décisif, soit une très courte distance pour combler son déficit si celui-ci venait à se creuser encore davantage.
Du reste, l’essentiel n’est peut-être pas là. De bout en bout, Trump s’est efforcé de gérer la crise dans la perspective de la présidentielle de novembre, privilégiant ainsi la dimension politique au détriment de la dimension sanitaire. Sa minimisation initiale de la crise relevait moins de l’autisme que d’un souci, sans doute compréhensible, d’éviter une panique préjudiciable à l’activité productive. Son objectif réel était moins de maîtriser la crise sanitaire que d’en amortir les conséquences économiques. D’où ses efforts afin d’inciter le Congrès à injecter des milliards de dollars en subvention et en aides directes.Pourtant, la médaille a son revers et cette stratégie risque fort de lui aliéner un bloc important de votants : celui des personnes âgées qui lui était jusque-là acquis et approuvait sa politique sur l’immigration ainsi que son engagement à préserver les programmes sociaux. Cet électorat, aussi crucial que convoité, lui avait assuré la victoire il y a quatre ans, notamment dans des « Swing States » (États bascules) comme le Michigan, le Wisconsin ou la Pennsylvanie. Il avait été d’autant plus décisif que Trump ne l’avait alors emporté que de justesse.
Or, les seniors, au-delà de leur inclination naturelle pour le Parti républicain et au regard de leur vulnérabilité, se méfient aujourd’hui de la façon dont leur président gère la crise. De récents sondages montrent ainsi que Biden l’emporterait chez les plus de 65 ans par plus de dix points d’écart. En 2016, au même moment de la campagne, Hillary Clinton accusait cinq points de retard sur Trump. De toute évidence, ces électeurs font davantage confiance au candidat démocrate pour protéger Medicare et la sécurité sociale.
Pire encore, faire redémarrer à tout prix la machine économique en prenant le risque d’accélérer le déconfinement d’une manière précipitée et de provoquer ainsi une « seconde vague » du Covid-19 ne peut qu’inquiéter davantage les seniors, principales victimes de la mortalité liée au virus. Et le fait pour Trump de décréter le mois de mai « mois des Américains les plus âgés » ne changera rien à l’affaire.
Aujourd’hui, Trump se trouve le dos au mur. Ses performances économiques représentaient, il y a peu encore, son atout le plus solide. Le virus, le confinement et le blocage de la machine de production ont effacé ce bilan flatteur. Cela pourrait changer gravement la donne, car les chiffres du chômage, même si Trump n’en est pas directement responsable, ne manqueront pas, le moment venu, d’influencer l’électorat à son détriment.
Tout se jouera ainsi sur la sortie de crise et sur la façon dont Trump saura arbitrer entre les impératifs économiques et le défi de santé publique. Il est de son intérêt de rétablir au plus tôt une tendance économique vertueuse et, notamment, d’inciter les gouverneurs récalcitrants à lever le confinement. Ainsi, faire redémarrer à tout prix l’économie américaine et insuffler de nouveau un climat de confiance susceptible de balayer les angoisses de l’électorat et rassurer les plus âgés face à la pandémie sont désormais des impératifs absolus.
BIDEN CHERCHE UNE FEMME NOIRE
Il n’est pas du tout certain que Trump gagne ce pari dans le peu de temps qui lui reste avant novembre prochain. Gérer une récession en pleine campagne électorale est aléatoire tandis que nombre d’économistes doutent d’une reprise rapide, à supposer même que celle-ci ne s’accompagne pas d’une résurgence du virus. Les proches de Trump ont beau prétendre qu’il s’agit là d’une « fable colportée par les démocrates », le risque est bien réel.
D’où l’inquiétude inhabituelle du président que traduit une nervosité qui pourrait l’entraîner à commettre de nouvelles erreurs. Chacun le sait, l’homme est un rude bretteur, mais aussi un gaffeur impénitent. Et il est des bévues qui ne pardonnent pas dans les moments décisifs d’une campagne présidentielle, lors d’un face-à-face par exemple. Faire le forcing est à double tranchant, surtout lorsque celui qui s’y essaie se sent acculé. Trump pourrait bien en faire l’amère expérience.
Il ne lui resterait qu’à tenter de capter à son profit le chaos et l’anxiété, mais cette recette même semble éculée. Les difficultés aidant, les électeurs pourraient s’en lasser et préférer, au contraire, la promesse d’un retour au calme avec Biden. Ils peuvent être sensibles à l’engagement d’Obama en faveur du candidat démocrate, ou à l’importance du choix du colistier de Biden, sans doute une femme noire qui lui serait profitable électoralement. En sens contraire, Trump aura à souffrir du maintien sur son « ticket » de Mike Pence, quasiment anonyme il y a quatre ans, mais dont les prises de position dangereuses tout autant que sa rigidité propre sont désormais bien connues. Et le président n’aura sans doute pas de nouveau la chance de remporter la majorité des grands électeurs tout en étant minoritaire en voix populaires.
Sans qu’on s’en aperçoive encore vraiment, cette crise fortuite du Covid-19 est en train d’agir insidieusement comme un révélateur. En 2016, Trump avait tout à gagner. Aujourd’hui, alors que les planètes ne sont plus aussi bien alignées, il a tout à perdre.
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