« Dardanus » de Jean-Robert Pitte. La note de lecture de Jean-Louis Gouraud.

Un roman historique (et gastronomique)

Lorsqu’on entend s’apitoyer sur le sort de certaines espèces en voie de disparition, il s’agit en général des pandas ou des baleines. Je m’inquiète davantage, en ce qui me concerne, de la lente extinction, en France, des hellénistes et latinistes, deux espèces, en effet menacées, et pourtant indispensables à la biodiversité culturelle.

Tel l’explorateur naturaliste russe Nikolaï Prjevalski qui, dans les années 1870, s’était réjoui d’apercevoir au loin, dans les immensités de la Dzoungarie, les derniers survivants d’une espèce d’équidés sauvages, j’ai connu un moment de vrai bonheur en lisant le nouvel ouvrage de l’illustre géographe Jean-Robert Pitte, dont on découvre à cette occasion qu’il est aussi un excellent historien. De sa lecture, on sort rasséréné : l’espèce des grands connaisseurs de l’antiquité gréco-latine n’est pas morte. Il y a des survivants. Jean-Robert Pitte est l’un d’eux.

La surprise (heureuse) est d’autant plus grande que le vénérable professeur et respectable académicien qu’il est, auteur de nombreux essais savants (dont, tout récemment, chez Taillandier, un épais volume sur La planète catholique), se livre ici pour la première fois à l’exercice difficile du roman, pas toujours bien vu dans le milieu universitaire, où la fiction apparaît comme une facilité, une faiblesse, voire une trahison de l’esprit scientifique.

Passant outre, Jean-Robert Pitte s’est lancé dans l’écriture d’une fausse autobiographie, à la façon, pourrait-on dire, dont Marguerite Yourcenar avait rédigé, en 1951, les Mémoires d’Hadrien, c’est-à-dire en utilisant le « je ».

Le personnage dont Jean-Robert Pitte a choisi de raconter la vie, et dont le nom fait le titre de l’ouvrage, s’appelle Dardanus. Ce n’est certes pas une figure de même ampleur que l’empereur Hadrien – bien que ce Dardanus ait occupé de très hautes fonctions dans l’administration romaine – ni surtout la même époque : la carrière de Dardanus s’est déroulée deux siècles et demi après le règne de Hadrien. Une période charnière, à l’intersection des IVe et Ve siècles, où l’Empire romain, devenu trop vaste, a du mal à contenir les invasions de nombreux peuples barbares – les Vandales, les Wisigoths, les Alamans – venus du nord ou de l’est.

C’est l’époque aussi où l’empire hésite entre la conservation des croyances anciennes, héritées du paganisme gréco-latin, et la foi en un dieu unique, une religion venue d’Orient, qui gagne petit à petit du terrain en Occident, en prenant des formes variées, et parfois opposées. Ariens et Nicéens, par exemple, divergent sur la nature divine – ou humaine – du Christ.

C’est dans ce contexte trouble que naît, en l’an 358, Claudius Postumus Dardanus, à Split (dans l’actuelle Croatie), qui fera une belle carrière dans l’armée, puis dans l’administration romaines, jusqu’à être nommé, vers l’an 405, préfet du prétoire des Gaules.

En racontant par le menu (c’est le cas de le dire) les nombreuses pérégrinations de son héros, de Milan à Trèves, puis de Rome à Lyon, et de Vienne (la capitale du Viennois) à Arles, Jean-Robert Pitte, en expert qu’il est, profite de l’occasion pour nous faire découvrir l’incroyable variété de la production alimentaire de l’époque et la fabuleuse richesse des cuisines locales dont l’Italie et la France contemporaines sont les heureuses héritières. La description des agapes auxquelles participe Dardanus nous vaut quelques morceaux d’anthologie, et fait du roman de Jean-Robert Pitte une sorte de Guide Michelin – Dux Michelinus – de l’Antiquité (!).

Connaissant le goût de Jean-Robert Pitte pour la bande dessinée (il ne cache pas son admiration pour Hergé, le père de Tintin, auquel il a consacré un colloque très savant de géographes), nul doute qu’il se verrait bien inspecteur des auberges et gargottes de la Gaule dans les prochaines aventures d’Astérix.

Ce n’est pas le seul mérite de l’ouvrage. De son héros, Pitte ne fait pas un amateur de bonne chère seulement, mais aussi de bonne chair, corrigeant ainsi au passage la réputation de Dardanus, dont des collégiens facétieux aiment faire, à cause de la consonance de son nom, un amateur de jeunes garçons, sans que rien, dans les sources disponibles, ne permette de confirmer ces éventuels penchants pédérastiques.

Jean-Robert Pitte, au contraire, en fait un grand amateur de femmes. Ce qui, d’ailleurs, n’était pas, en ces temps-là, incompatible.

Après avoir goûté à tous les plaisirs de l’existence, connu tous les honneurs d’une belle carrière, fréquenté quelques grands esprits de son temps,épousé une jolie femme et donné naissance à deux fils et deux filles, Dardanus décide de changer radicalement de vie – en se convertissant au christianisme. Dardanus a alors la cinquantaine. Il vivra pieusement jusqu’à l’âge de 65 ans, retiré dans un ermitage qu’il a fait construire quelque part dans les Alpes de Haute-Provence.

De cette construction, il ne reste plus grand-chose : juste une inscription gravée dans la roche en latin, dans les environs de Saint-Geniez. Connue sous le nom de la Pierre écrite, cette inscription indique que fut érigé en ces lieux, par Claudius Postumus Dardanus, un domaine qu’il baptisa Théopolis, un mot grec signifiant la Cité de Dieu.

Une même vision joyeuse et festive du christianisme que celle dont il se réclame

L’ignorance dans laquelle archéologues, historiens et géographes se trouvent face au mystère de cette construction dont il ne reste aucun autre vestige a permis à Jean-Robert Pitte de donner libre cours à son imagination pour décrire les circonstances de son édification, en s’appuyant toutefois sur une abondante documentation, dont il nous fournit les références en fin de volume.

Pour choisir la forme à donner à son récit, J.-R. Pitte s’est manifestement inspiré des célèbres Confessions d’Augustin d’Hippone parues aux alentours de l’an 400, c’est-à-dire du vivant de Dardanus. Outre cette coïncidence chronologique, il a cru voir entre les deux hommes une certaine communauté de destin, ayant tous deux découvert la foi après s’être longtemps « rassasiés de basses voluptés ».

En rédigeant l’autobiographie apocryphe de Dardanus, dont le contenu rappelle parfois les Confessions du célèbre théologien et futur saint Augustin, il rend indirectement un hommage à ce dernier, dans l’œuvre duquel Jean-Robert Pitte croit pouvoir discerner la même vision joyeuse et festive du christianisme que celle dont il se réclame.

Dardanus de Jean-Robert Pitte.

Éditions Calmann Lévy.

2021248 pages / 18,50 euros.

#pitte, #calmannlevy, #dardanus, #gouraud

Aidez La Revue à continuer à vivre :https://www.larevue.info/frederic-mitterrand-et-la-suite…/

Emission spéciale RFI-La Revue en hommage à Béchir Ben Yahmed.  Avec les participations de Lakhdar Brahimi (diplomate et homme politique algérien), François Soudan (directeur de la rédaction de Jeune Afrique), Joséphine Dedet (rédactrice en chef adjointe de Jeune Afrique) et Jean-Louis Gouraud (conseiller éditorial de La Revue). 
Découvrez la 17 ème newsletter de La Revue pour l’Intelligence du monde : https://mailchi.mp/2a72ad42aa84/newsletter-5553636

Pour vous inscrire à la newsletter : contact@larevue.info
Pour vous abonner à La Revue pour l’Intelligence du Monde : https://www.laboutiquejeuneafrique.com/…/categories/1539

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*