En Afghanistan : les États-Unis ont eu tout faux

Novembre 2001, fort Campbell. George W. Bush prévient les soldats de la 101e division aéroportée : les combats seront durs dans les montagnes d'Afghanistan © Randy Janosk/Getty Images

Par Carter Malkasian

Lorsque l’historien Carter Malkasian s’exprime sur l’Afghanistan, il faut l’écouter : il y a exercé la délicate fonction de conseiller du commandement militaire US. Nous avons demandé au général Copel, qui, lui aussi, connaît bien le terrain (1), de présenter ce témoignage.
(article paru dans La Revue n°89, juin-juillet-août 2020)

Au moment où les Américains semblent décidés à se retirer d’Afghanistan, l’historien Carter Malkasian, ayant longtemps servi en Afghanistan, donne sa vision des enchaînements ayant conduit à la plus longue guerre de l’histoire américaine. Parlant pachtoun, ayant été presque toujours affecté en territoire pachtoun, Carter Malkasian parle peu des Tadjiks, farouchement opposés aux talibans, comme leur ancien chef, feu le commandant Massoud. Son article est une œuvre d’historien et non de prophète. Il montre comment les différents présidents américains ont réagi face à la stupidité et aux horreurs de la guerre d’Afghanistan. Il ne juge pas l’affligeant spectacle donné par le gouvernement actuel des États-Unis. Il ne dit pas ce qu’il prévoit. Tout au plus sa « chute » laisse entendre qu’à son avis le départ des Américains ne signifie pas la fin de la guerre en Afghanistan, entre les différentes ethnies, entre les différentes tribus. Personnellement, je ne vois pas comment l’unité de l’Afghanistan pourrait survivre à ce départ. La paix est d’ailleurs préférable à l’unité : il vaut mieux un Afghanistan du Nord à majorité tadjik et un pays pachtoun dominé par les talibans qu’un État unique livré à la guerre civile.

Une certitude demeure : même désunis, les Afghans se débarrassent toujours des occupants étrangers ; ils l’ont prouvé face aux Anglais, face aux Russes et maintenant face aux Américains. Quel peuple !

Étienne Copel

Les États-Unis sont en guerre en Afghanistan depuis plus de dix-huit ans. Près de 2 400 militaires américains y ont perdu leur vie : plus de 20 000 autres ont été blessés. Au moins un million d’Afghans – forces gouvernementales, talibans et civils – ont été tués ou blessés. Washington a dépensé près de mille milliards de dollars pour conduire cette guerre. Tout cela alors que le but initial – venger les morts du 11-Septembre 2001 et éviter le retour du terrorisme aux États-Unis – a été, pour l’essentiel, atteint depuis longtemps. Le chef d’Al-Qaïda, Oussama Ben Laden, a été abattu. Et aucune attaque majeure contre la patrie américaine n’a été menée par un groupe terroriste basé en Afghanistan depuis ce 11-Septembre.

Dix-huit ans ! Comment les autorités ont- elles pu laisser la situation pourrir aussi longtemps ? Chaque président américain, depuis 2001, a pourtant cherché à atteindre le moment où la violence en Afghanistan serait suffisamment faible et le gouvernement afghan assez fort pour permettre aux forces militaires américaines de se retirer sans trop augmenter le risque d’une résurgence de la menace terroriste. Ce jour n’est pas venu. Les obstacles au succès en Afghanistan étaient redoutables : corruption généralisée, difficultés de vie des populations, ingérences pakistanaises et résistance à toute occupation étrangère. Pourtant, il y avait des opportunités pour trouver la paix ou, au minimum, une sortie moins coûteuse, moins abrupte. Les dirigeants américains n’ont pas su les saisir, en raison d’un excès de confiance après certaines de leurs victoires militaires et par peur d’être tenus pour responsables dans le cas d’une nouvelle attaque des États-Unis par des terroristes basés en Afghanistan. Gagner cette guerre ne pouvait être que difficile. Des erreurs évitables l’ont rendue impossible. Le président Bush est le premier responsable. Tout, cependant, avait bien commencé pour lui : les opérations de conquête de l’Afghanistan démarrées le 7 octobre 2001, moins d’un mois après les attentats contre New York et Washington, s’étaient soldées par la fuite de Ben Laden au Pakistan et l’éparpillement des talibans. Les forces américaines épaulées par celles de l’Alliance du Nord avaient fait l’essentiel.

SOUDAIN, LES TALIBANS ATTAQUENT

Pendant quatre ans, l’Afghanistan est resté très calme. Bush avait laissé au nouveau gouvernement élu un soutien militaire léger. Et nul ne s’est soucié vraiment de l’appel à la reprise de la guerre du leader des talibans, le mollah Omar. Même la tenue d’un grand conseil taliban (Shura) dans la ville de Quetta, au Pakistan, n’entama pas la confiance de George W. Bush.

À Washington, les discours sur le « succès » perduraient et le Pakistan était toujours considéré comme un partenaire de valeur. Puis, en février 2006, les talibans passèrent à l’attaque : en quelques mois, ils prirent le contrôle de tout le sud et de la majeure partie de l’ouest du pays. Le meilleur moment pour instaurer une paix durable était passé. La plus grande erreur du président Bush a été de refuser de faire une place aux talibans au sein du premier gouvernement de Hamid Karzaï. Ce dernier était prêt à les accueillir, mais, poussé par son environnement militaire, Bush s’est opposé à toute forme de collaboration avec les talibans. Il voulait leur anéantissement, qu’il croyait non seulement en bonne voie, mais presque achevé. Sa conviction s’appuyait sur un communiqué du Central Command, qui avait, en 2002, qualifié les talibans de force du passé, et sur une déclaration l’année suivante de Donald Rumsfeld, son secrétaire à la Défense, qui renchérissait : « Nous sommes clairement passés d’une période de combats intenses à une phase de stabilisation et de reconstruction. » Autrement dit : « Mission accomplie. » Croyant qu’ils avaient déjà gagné en Afghanistan, Bush et son équipe se tournèrent alors vers l’Irak. Lourde erreur, car plus jamais les talibans ne seraient en position de faiblesse lors des négociations.

Barack Obama est entré à la Maison- Blanche en janvier 2009, promettant de donner la priorité à ce que ses conseillers et ses partisans voyaient comme la « bonne guerre » : celle d’Afghanistan, par opposition à la « mauvaise guerre », celle d’Irak. Après un long débat, le président a choisi d’envoyer des renforts importants en Afghanistan : 21 000 soldats en mars et puis, à contrecœur, environ 30 000 autres en décembre. Le nombre total des forces américaines dans le pays s’est élevé à près de 100 000 hommes au pic du sursaut : le « Surge » (2). Au cours des trois années suivantes, le « Surge » a stabilisé les villes et quelque peu vitalisé l’armée et la police afghanes. Pourtant, les coûts de ce renforcement massif l’ont finalement nettement emporté sur les gains. Entre 2009 et 2012, plus de 1 500 militaires américains ont été tués et plus de 15 000 ont été blessés, soit davantage que lors des quinze autres années de la guerre. Au plus fort du « Surge », les États-Unis dépensaient environ 110 milliards de dollars par an en Afghanistan. C’est-à-dire environ 50 % de plus que les dépenses fédérales annuelles pour l’éducation. Obama en est alors venu à considérer l’effort de guerre comme insoutenable et il a ordonné des réductions considérables d’effectifs.

Un soldat de la 82e division aéroportée américine, dans la province d’Uruzgan,
au nord de Kandahar.
© Corentin Folhen/Divergence

LA GUERRE LA PLUS LONGUE

En 2015, il ne restait plus que 9 800 soldats américains en Afghanistan, concentrés surtout sur la lutte antiterroriste et sur la formation des Afghans. Cet automne-là, les talibans sont passés à l’attaque. Dans la province de Kunduz, 500 combattants talibans ont battu près de 3 000 soldats et policiers afghans et se sont emparés de la capitale provinciale. Dans la province d’Helmand, environ 1 800 talibans ont vaincu quelque 4 500 soldats et policiers afghans ! Au départ de Barack Obama, les talibans tenaient plus de terrain qu’à n’im- porte quel moment depuis 2001.

Quand Donald Trump a été élu en janvier 2017, la guerre faisait rage en Afghanistan. Il a d’abord approuvé un renforcement des forces américaines jusqu’à près de 14 000 militaires. Mais l’actuel président des États-Unis n’aime pas la guerre. Il a toujours dit qu’il voulait « en finir avec les guerres sans fin ». Alors, cherchant une sortie, il a commencé des tractations avec les talibans au début de 2018. Mais les pourparlers ont eu du mal à porter leurs fruits et le niveau des pertes en 2019 est resté semblable à celui des années précédentes. La volonté de Trump d’en finir ne faiblissant pas, les négociations reprirent. Zalmay Khalilzad, son envoyé spécial, tenta de négocier un retrait complet des forces américaines contre essentiellement l’engagement des talibans de ne pas aider Al-Qaïda ou d’autres groupes terroristes. L’accord ne put être conclu en 2019, mais finit par être signé puis ratifié, à l’unanimité, par le Conseil de sécurité des Nations unies, le 29 février 2020. Son avenir reste incertain, car le gouvernement de Kaboul n’a pas été associé aux discussions et n’est pas facilement disposé à échanger les 5 000 prisonniers qu’il détient contre les 1 000 membres de ses forces aux mains des talibans. La volonté de Trump étant ce qu’elle est, on peut estimer maintenant probable la fin de la guerre d’Afghanistan pour les Américains… ce qui ne veut pas dire la fin de la guerre en Afghanistan.

Quel que soit l’avenir, l’Afghanistan restera pour les Américains la guerre la plus longue. Ils n’ont pas su saisir les opportunités d’y mettre fin. Espérons qu’ils sauront en tirer les leçons. Finalement, cette guerre ne devrait être comprise ni comme une folie évitable, ni comme une tragédie inéluctable, mais plutôt comme un problème en suspens.

La position implicitement prise par les Américains en négociant leur retrait du guêpier afghan de manière unilatérale avec les talibans peut en effet se résumer en peu de mots : « Après nous, le déluge. » Ce qui, derrière eux, ne résout rien : 41 morts dont 16 dans une maternité de Kaboul, lors des trois attentats conjoints perpétrés le 12 mai en Afghanistan par des terroristes de l’État islamique. Certes, les talibans ont dénié toute responsabilité. Mais en réaction, le président Ghani n’en a pas moins ordonné aux militaires de passer à leur égard d’une « action de défense active » à une « action offensive ».

L’émoi suscité par le bain de sang du 12 mai a toutefois cimenté l’alliance des deux leaders politiques, dont le conflit a divisé le pays après que chacun ait revendiqué la victoire au scrutin présidentiel de 2014: Ashraf Ghani et son rival, le Dr Abdullah Abdullah, ont signé un accord de partage du pouvoir. Selon les termes de cet accord, salué par les Américains, car il raffermit Kaboul, le Dr Abdullah Abdullah est désormais chargé des pourparlers avec les talibans, qui incluent la délicate question de l’échange entre prisonniers des deux camps. Ce léger mouvement entre deux des trois plaques tectoniques du puzzle afghan annonce-t-il le retour de jours plus heureux ? Sauf à être né optimiste, non pas encore…

1. Le général Copel a arpenté les montagnes afghanes avec les moudjahidine du commandant Massoud à la fin de la guerre contre les Russes et du régime communiste en Afghanistan.
2. Note du traducteur : terme très employé à l’époque pour qualifier cet engagement militaire massif. Il n’est qu’imparfaitement traduit par « vague » ou « sursaut ».

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