Françoise Héritier est décédée ce 15 novembre 2017 à l’âge de 84 ans. Frédéric Ferney l’avait rencontrée en juin 2012, à l’occasion de la sortie de son livre Le Sel de la vie. L’anthropologue nous parlait de l’enfance. Du temps. De ces moments qui échappent à l’oubli. De ces saveurs qui ne sont qu’à soi et qui réaffleurent dans la conscience, sans crier gare. Des souvenirs ? Plutôt des impressions, des sensations furtives mais persistantes. Des petits bonheurs. Des joies simples. Exemples ? Les baisers dans le cou, la sieste à l’ombre, les cerises croquées sur l’arbre. Faire pipi dans la nature, soupeser et humer un melon à l’étalage, hurler de joie devant un tir irrattrapable au football, suivre la course d’un lièvre à travers champs, être reçu à un examen, dormir sur l’épaule de quelqu’un. Ou bien encore : éternuer sept fois de suite, enlever une croûte de son genou sous l’œil dégoûté des parents, faire des roulades dans l’herbe – « cela fait longtemps », ironisait-t-elle. Ou bien encore – car l’auteure restait amoureuse de l’Afrique – sortir la nuit sur le tarmac à Niamey pendant la saison des pluies, goûter du bout des dents une sauterelle grillée, voir au clair de lune un couple de lions traverser silencieusement la piste ou se tenir immobile devant un mamba noir mal réveillé, ce sont là des choses qui font battre le cœur. Sans parler des plaisirs interdits qu’elle ne s’interdisait pas.
« La Revue : Le vrai sujet de votre livre, Le Sel de la vie, c’est vous.
Françoise Héritier : Oui. Tout ce qui fait qu’on est soi et qu’on ose dire « je ». Chacun sera libre de se reconnaître dans ces impressions, ou au contraire, d’en rejeter certaines, ou encore de retrouver des souvenirs qui auraient la même tonalité mais l’ensemble ne décrit qu’une seule personne. Je ressens fortement les disparités de perception des mêmes situations par ceux qui les ont pourtant vécues en même temps.
Avez-vous déjà joué au mikado ? Un même lancer de bâtonnets – qu’on appelle des jonchets – peut aboutir à une infinité de configurations possibles. Sauf que certaines sont impensables : avoir tous les jonchets rangés parallèlement par exemple ou se tenant en faisceau par la pointe ! Une vie humaine se construit de la même manière : le lancer est -unique, les composants – faits de substance, de chair, de sensations, d’émotions – sont universels. D’où mon intérêt passionné pour les autres – ce qu’ils ressentent et expriment –, mais aussi tout simplement pour leur culture.
Proust n’est pas loin !
J’ai fait beaucoup plus court ! Il s’agit bien d’un livre sur le temps mais sans la « recherche ». Je suis dans l’immédiat ; le temps est moins celui de la remémoration que celui de la permanence des choses et des êtres. Quelque chose affleure soudain à la conscience. Un charme qui subsiste. Rien de passéiste. L’événement s’envole. Reste une trace, une empreinte dans le corps. J’ai tenté de capturer cette force insensible qui nous meut et qui nous définit.
C’est un livre au féminin singulier. Est-ce que le féminin – mais qu’est-ce que le féminin ? – ne déborde pas toute distinction purement grammaticale ?
Voulez-vous dire que seule une femme pouvait écrire ce livre ? Peut-être un homme – compte tenu des impératifs sociaux régissant l’un et l’autre sexe – aurait-il eu, dans ma situation, plus de difficultés à exprimer ainsi sa liberté ? Mais, en dehors de la tonalité sexuée qu’apporte l’évocation de robes ou de la maternité, je parle d’une humanité globale. Je reçois d’ailleurs des courriers d’hommes qui me disent se retrouver parfaitement.
J’ai utilisé cette distinction grammaticale qui oppose un neutre – exprimé par le masculin – et la marque adjectivale du féminin pour faire ressortir tantôt ce qui était de l’expérience commune, tantôt ce qui relevait du hasard de mon existence et de mes souvenirs personnels.
C’est le genre grammatical masculin qui dit l’universel. On n’a pas le choix en français ! La question irritante est que, si j’étais de l’autre sexe, j’aurais pu parler en toute quiétude au nom de l’universel comme à celui du particulier sans avoir à changer de sujet et de genre grammatical !
Sans vouloir s’aventurer à donner une définition du féminin, disons : le féminin n’est jamais là où on le pense, il se situe ailleurs. Justement, qu’en pensez-vous ?
Très tôt, les premiers humains ont perçu des différences : entre le jour et la nuit, entre le chaud et le froid, entre un lion et une antilope, entre des individus à l’intérieur d’un groupe, par exemple. Ils ont aussi perçu une constante tout à fait surprenante : partout, on trouvait des mâles et des femelles.
Il existe une « asymétrie » physiologique qui organise des trajectoires différentes puisque les hommes n’accouchent pas. Ensuite, cette dissymétrie singulière et non explicable avec les moyens de l’époque a été pensée par les humains de la haute préhistoire (Néandertal déjà ?).
Il fallait donner du sens à ce qui n’en avait pas et comprendre à quoi servaient les mâles dans la reproduction. De l’évidence physiologique qu’ils observaient : deux sexes, un seul qui porte et met au monde, mais, – et ce « mais » est essentiel – qui ne le peut qu’après des rapports sexuels, sont venues une série de conclusions et de conséquences.
Lesquelles ?
Que les hommes mettent les enfants dans les femmes ou sont la condition nécessaire pour que ceux-ci viennent au monde, que chaque homme a besoin d’une femme pour avoir des fils qui lui ressemblent, que les femmes doivent être cantonnées à la maternité, qu’il faut pour cela user de moyens contraignants. Par exemple, l’impossibilité de disposer de son propre corps ; celle d’accéder au savoir et aux situations de pouvoir, etc.
Vous avez fait, très jeune, une rencontre qui a changé le cours de votre vie : celle de Lévi-Strauss, le père du structuralisme et l’auteur de Tristes Tropiques.
Un jour, j’ai accompagné par hasard une amie à l’un de ses cours. Le choc. J’ai aussitôt pensé : c’est ça que je veux faire ! Il me parlait de choses… Je dis : « il me parlait », je n’étais pas toute seule avec lui mais c’est ce que j’éprouvais. Il me parlait de choses dont je n’avais pas la moindre idée, je ne comprenais pas tout, mais cela me rendait… intelligente ? Je ne sais pas. Heureuse, c’est certain !
L’amour de l’Afrique imprègne tous vos livres. Que lui devez-vous ? Qu’y avez-vous appris ?
Si je devais résumer d’un mot, ce serait : l’échappée belle. L’Afrique, c’est l’écart, l’aventure, le pas de côté. Un questionnement mutuel. Un trouble. Quelque chose d’incommunicable parce que des stéréotypes font écran. Comment comprendre les ressorts d’une société de chasse, comme celle des Samo de Haute-Volta (aujourd’hui le Burkina) que j’ai longtemps étudiés ? Que la chasse soit un sport ou une activité ludique, comme chez nous, c’est pour eux incompréhensible.
Partout, j’ai toujours été bien accueillie, les poulets sont toujours tombés du bon côté…
Pardon ?
Quand un étranger arrive dans un village, il faut savoir si sa présence est faste ou néfaste. On sacrifie un poulet. On lui coupe le cou, il se met à courir dans tous les sens, puis il retombe. Sur le ventre : c’est mauvais. Sur le dos : c’est bon. Sur le côté : c’est ouvert à l’interprétation ! J’ai eu de la chance.
Lévi-Strauss était structuraliste. Vous aussi. Que cela signifie-t-il ?
C’est simple : le structuralisme, c’est le primat de l’universel sur le particulier. Il n’y a d’universel que parce qu’il y a du particulier ; autrement, l’universel ne serait pas perçu, on serait dans l’uniforme. On peut extraire par des lois un sens inhérent à la nature des choses. Par exemple, la prohibition de l’inceste. Ou encore ce que j’appelle : la valence différentielle des sexes.
C’est-à-dire ?
Cela peut se réduire à des questions qu’un enfant peut comprendre : pourquoi la différence des sexes devrait-elle nécessairement entraîner des différences de droit ?
On est garçon ou fille, on le sait, on le constate, on l’intériorise. La différence physique est visible, mais pourquoi y aurait-il une différence dans les comportements et dans les aptitudes ? Est-ce que cela justifie la domination d’un sexe sur l’autre ? Nous sommes tous, dès notre naissance, façonnés ou formatés pour penser d’une certaine façon qui nous paraît d’ailleurs la seule possible et naturelle.
Outre le sexe apparent, nous sommes définis par des comportements, des attitudes, des représentations. C’est ce qu’on appelle le genre.
Quant à la valence différentielle des sexes, c’est un modèle de domination qui a servi de matrice à tous les autres : maître-esclave, colonisateur-colonisé, patron-ouvrier.
Peut-on s’en affranchir ?
C’est la culture et non pas la nature qui définit le genre. Si c’était la nature, nous ne pourrions pas y échapper. Nous fonctionnerions automatiquement, comme des abeilles ou des fourmis. Or, il existe des variations dans les rapports entre les sexes selon les sociétés, même si elles ne sont pas énormes. Ces variations sont un effet de la culture qui agit, nous distingue du monde animal et nous permet de fabriquer des modèles pour penser et pour vivre ensemble.
Le sang, les larmes, le lait, la sueur, le sperme, la salive, ce sont des liquides corporels. Pouvez-vous m’expliquer par quel processus la culture se mêle de ça ?
C’est très simple : le corps est au fondement des étonnements, curiosités, interrogations ou théories qui ont permis à nos ancêtres de faire sens et qui continuent de faire sens, par prétérition. Beaucoup de nos usages passés, qui relèvent, dit-on, du registre de la superstition ou de l’irrationnel, s’expliquent par des raisonnements dont nous avons perdu l’essence mais qui perdurent dans les représentations : pourquoi « chanter faux fait pleuvoir » ? pourquoi les femmes qui ont leurs règles ne peuvent faire « prendre » une mayonnaise ? pourquoi ne fallait-il pas se baigner quand on avait ses règles ? etc.
C’est par le corps que nous sommes au monde et que nous pouvons le comprendre.
Pas un mot sur la psychanalyse dans tous vos livres. Pourquoi ?
Je vous répondrai comme l’a fait l’astronome Laplace à Napoléon qui l’interrogeait sur Dieu : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse-là. » J’ai une certaine tendance à me méfier de la psychanalyse. Je vais vous faire un aveu : je crois que la théorie freudienne du phallus sera un jour considérée comme passagère et typique du monde viennois du XIXe siècle !
Pour la plupart d’entre nous, l’inceste, la pédophilie, le viol, ce sont des choses innommables. Cela évoque la tragédie grecque ou les faits divers. Pour l’anthropologue, il s’agit d’autre chose, mais quoi ?
C’est une question difficile, tant les affects et la symbolique sont partie prenante. Étant des êtres sociaux, nos répugnances, nos interdits, et aussi l’attrait que l’interdit peut susciter sont transmis par l’entourage de tout ordre, qui relaie la règle écrite ou orale. De plus, l’« horreur » que le doyen Carbonnier [Jean Carbonnier, juriste français né en 1908 et mort en 2003, ndlr] qualifiait de « sacrée » devant l’inceste, pour signifier que le droit n’avait rien à faire là-dedans, est multipliée par l’approche en matière de domination : inceste, pédophilie, viol sont vus comme des assauts de quelqu’un qui dispose d’un pouvoir sur un corps qui ne peut s’y soustraire. Ce qui n’est pas une vision fallacieuse des choses si elle n’en dit pas le tout.
Je suis partie prenante d’une société, j’adhère à des règles et valeurs qu’elle transmet et véhicule. Mais il faut savoir faire le tri entre des valeurs universelles, comme celle qui vient d’être énoncée et qui récuse l’abus de pouvoir en matière sexuelle, et celles qui sont de l’ordre de la convention sociale, hic et nunc. Ainsi, le principe de la prohibition de l’inceste est bien un trait universel. Mais ce qui varie, c’est la définition et l’extension des catégories qui tombent dans le champ de la prohibition. On voit donc varier, dans une même société, la prégnance de cet interdit. On peut, désormais, et tout à fait légitimement, vous le savez, épouser un cousin germain ou, pour une femme, le mari de sa sœur décédée, ce qui n’était pas possible encore au début du XXe siècle.
Loin de tout cela, il y a, écrivez-vous dans Le Sel de la vie, « une forme de légèreté et de grâce dans le simple fait d’exister ». Tout le monde n’a pas ce don !
Quant à la grâce, nous jouissons d’un privilège rare, celui d’être venu à l’existence et à la conscience de soi ; ce simple fait devrait nous soulever, nous gonfler d’enthousiasme. C’est d’ailleurs un sentiment que l’on éprouve parfois à un haut point de bonheur, qui fait presque mal, ou au contraire apaise.
Ce sont de pareils instants que j’ai voulu capturer sans trop en dénaturer l’esprit : sentir la terre voguer dans l’espace en étant allongée dans un champ de pâquerettes, les yeux rivés sur les nuages, ressentir soudain la magie d’un beau jour de printemps… Alors, oui, c’est la joie qui s’exprime, comme chez Bach.
Est-ce un don ou un luxe ?
Je suis la première à reconnaître que, si j’ai connu comme tout le monde des moments difficiles, parfois très difficiles, je n’ai pas été confrontée à la misère de tout genre, ni à la lutte pour la survie. Et il est certain que ces conditions de vie sont un luxe que toute l’humanité ne peut s’offrir. Mais ce serait une erreur, je le crois sincèrement, de penser que seuls les privilégiés de l’existence ont accès à des sentiments que nous considérons implicitement comme l’essence de l’humanité.
Ressentir le bonheur de l’arrivée de la pluie en Afrique sahélienne n’est pas seulement dû à la certitude rassurante qu’il y aura de l’eau pour les cultures et pour remplir les nappes phréatiques, mais aussi au plaisir physique qu’expriment si bien les enfants de la laisser ruisseler sur soi.
Parlons à présent de vos engagements. Où situez-vous aujourd’hui votre combat ?
Le combat fondamental que je mène est pour la justice et l’égalité. En conséquence, et parce que la valence différentielle des sexes est le premier modèle d’iniquité créé par l’humanité, celui qui a servi de matrice pour tous les autres, je milite pour l’égalité de traitement entre les sexes.
J’ai évolué depuis le temps de ma jeunesse où j’étais plus intéressée en effet par l’« ailleurs et l’autrefois » que par l’« ici et maintenant ». Je m’explique cette tendance repliée de mes temps de formation par les effets produits sur l’esprit et l’imagination d’une fillette de 7 ans par la guerre de 1939-1940 ; et notamment par l’épisode de l’exode et des bombardements en piqué des avions italiens ou allemands sur ces colonnes de civils désemparés : une incompréhension absolue de cette brutalité pure et la conviction que ce pouvait être mieux ailleurs et autrefois dans un passé mystérieux mais idyllique. La force du réel m’a rattrapée par la suite, avec la conviction que réfléchir, analyser et comprendre des mécanismes étaient des opérations nécessaires pour aller dans le sens de la justice et de la paix.
Votre dernière colère ?
Contre la circulaire Guéant concernant le travail en France des étrangers qui ont obtenu leurs diplômes dans nos écoles et universités.
Votre dernier fou rire ?
C’est une anecdote. L’histoire vraie d’un jeune bachelier qui explique avoir eu à commenter un texte d’un auteur du XVIIIe siècle dont il ne se souvient plus du nom. Quelque chose comme Marteau ou Marlaud. Son père lui dit : Ne serait-ce pas Marivaux, par hasard ? Le jeune homme répond : « Marie Vaux ? Oui, c’est cela, mais je n’avais pas compris que c’était une femme ! »
Si vous rencontriez aujourd’hui la petite fille que vous avez été, qu’auriez-vous envie de lui dire ?
J’aurais envie de la conforter et de la réconforter. Je lui dirais de ne pas avoir peur. Je lui dirais qu’elle avait raison d’avoir des doutes sur le monde où elle vivait, qu’elle était dans le vrai, qu’elle aurait dû non pas se culpabiliser mais se faire confiance. »
Propos recueillis par Frédéric Ferney
Soyez le premier à commenter