Notre chroniqueur Adlene Mohammedi a assisté à une représentation de la dernière pièce de Wajdi Mouawad, Tous des oiseaux. S’il l’a trouvée réussie sur le plan esthétique, il s’interroge sur ses implications politiques.
Wajdi Mouawad est probablement l’un des dramaturges les plus talentueux de sa génération. Cet auteur libano-québécois a notamment dévoilé son talent avec sa tétralogie Le Sang des promesses, entamée dans les années 1990. Celle-ci comprend Incendies (2003), pièce adaptée au cinéma par le réalisateur québécois Denis Villeneuve (2010). Directeur du Théâtre national de la Colline, Wajdi Mouawad y a mis en scène, entre novembre et décembre dernier, sa très attendue dernière création : Tous des oiseaux.
Un spectacle de quatre heures qui, en dépit de son originalité, s’inscrit bien dans l’œuvre de son auteur du point de vue des thématiques abordées : l’identité, l’altérité et la filiation.
Tous des oiseaux est d’abord un défi formel. Dans une quête d’authenticité, le metteur en scène a tenu à faire parler les acteurs dans la langue des personnages. L’allemand, l’anglais, l’arabe et l’hébreu sont ainsi « surtitrés » en français, au service d’un récit ambitieux qui fait voyager le spectateur dans le temps (de Léon l’Africain aux guerres israélo-arabes et à la guerre froide) et dans l’espace (de New York à Jérusalem, en passant par Berlin).
La fidélité linguistique et les acrobaties qu’elle impose sont impressionnantes, mais il nous faut hélas avouer que l’actrice interprétant le principal personnage féminin peine à convaincre en anglais aussi bien qu’en arabe.
Tout commence par une histoire d’amour new-yorkaise au début laborieux et amusant entre deux jeunes chercheurs : le garçon, Eitan, est un généticien allemand issu d’une famille juive et la fille, Wahida, est une historienne américaine d’origine arabe, spécialiste de Léon l’Africain (Hassan al-Wazzan), ce diplomate d’Afrique du Nord capturé et offert au pape Léon X au XVIe siècle, converti au christianisme et auteur d’une Description de l’Afrique. Une sorte de janissaire inverse auquel Wahida finit par s’identifier.
Lorsque Eitan décide d’annoncer la nouvelle à ses parents, son père, originaire d’Israël, rejette catégoriquement cette union. Une telle histoire d’amour eût sans doute manqué d’originalité si elle n’était le point de départ d’une enquête familiale tragique et rocambolesque et l’occasion de bien des remises en question.
Aller vers « l’ennemi »
Wajdi Mouawad sort ici de sa tétralogie où il était avant tout question des siens, du Liban qui ne disait pas son nom. De son propre aveu, il voulait ici aller à la rencontre de « l’ennemi » (les guillemets sont aussi de lui), de l’Autre, de l’Israélien, du juif qu’on lui aurait appris à haïr depuis l’enfance. L’auteur décide de penser ainsi contre les siens, d’échapper à sa condition, à sa prison « identitaire », fidèle à la légende persane de l’oiseau amphibie qui est au cœur de cette pièce : cet oiseau qui, ignorant tous les avertissements, plonge dans un lac à la rencontre de créatures d’un autre monde pour devenir des leurs.
L’oiseau de Mouawad est ainsi partout chez lui, là où Baudelaire préférait comparer le poète à l’albatros aussi sublime dans les airs que « maladroit » et « honteux » parmi les hommes.
Difficile de ne pas saluer le talent de l’auteur. De ne pas être séduit par son sens de l’intrigue, son sens de la formule, son sens de l’humour. En termes d’inspirations, Wajdi Mouawad réussit le tour de force de faire se rencontrer les tragédies de Sophocle (Œdipe est une constante de son œuvre) et l’humour juif (particulièrement grinçant s’agissant des grands-parents du protagoniste) d’un film des frères Coen.
Mais on ne peut pas s’arrêter à la forme quand un tel sujet est traité. On est bien obligé d’interroger la pièce et ses partis pris politiques puisque l’entreprise de l’auteur est politique : aller vers « l’ennemi ». Quand on connaît l’œuvre de Wajdi Mouawad, on est bien obligé de questionner la démarche.
Cet « ennemi » israélien (qui n’en serait donc pas un, en réalité) n’a jamais vraiment été bousculé. Il n’en a jamais parlé comme d’un « ennemi », d’un occupant, mais simplement comme d’un acteur parmi d’autres. Dans sa volonté de régler des comptes avec les siens, c’est peut-être précisément ceux-là qui méritent finalement une main tendue.
Tel un représentant de la gauche israélienne, Wajdi Mouawad présente une situation quasi-équilibrée, quelques excès de l’armée israélienne tout au plus. Aller vers « l’Autre » serait la solution toute désignée. On peut aisément lui rétorquer que parler d’altérité quand il est question de domination et d’occupation, c’est encourager le déséquilibre existant derrière un discours faussement équilibré.
Par Adlene Mohammedi
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