La campagne présidentielle du printemps 2017, en France, a été l’occasion d’un étrange débat lorsque un des candidats a divulgué sa recette du taboulé de quinoa. La question des régimes alimentaires a fait une entrée soudaine dans le tohu bohu électoral. Rappelons que les « deux isles Tohu et Bohu » citées par Rabelais dans son Quart-Livre désignaient « le chaos primitif avant la création du monde. » Le paradoxe est que c’est Jean-Luc Mélenchon, partisan d’une « VIème République », qui prônait ce changement de… régime.
Le quinoa, il est vrai, est aussi riche en protéines que la viande. Le calcul politique du candidat n’était sans doute pas celui là, mais un appel du pied aux militants du Veganisme, système végétalien intégral, favorable à un « mouvement de libération animale » appelé aussi antispécisme, qui refuse toute hiérarchie entre l’homme et les espèces vivantes. Pendant quelques semaines, le débat s’est réduit, comme toujours en France en période de fièvre électorale :
– « Etes vous bio ou sushi, burger ou fooding » c’est à dire un mangeur éclectique progressiste et votant à gauche par principe ?
– « Ou bien préférez-vous la poule au pot, la blanquette ou le pot-au-feu », qui vous rangent irrémédiablement à droite chez les conservateurs ?
Depuis le changement de siècle, chacun a pu sentir que l’univers se transforme, celui des nourritures accomplit aussi sa mutation. Quelques-un ont cru que la chimie et l’industrie agroalimentaire allaient prendre le dessus dans l’univers des goûts. La cuisine moléculaire a tenté d’imposer ses vues. Echec retentissant. Mais l’on sent confusément poindre la fin d’une époque culinaire. C’est aux avant-postes des cuisines que l’on pressent ces vérités. Les cuisiniers patrouillent, devancent le gros des troupes, testent, expérimentent. Il y a actuellement sur le front des casseroles un bouillonnement de sens et d’orientations encore diffus mais sans doute inéluctable. Rares, cependant, sont les chefs qui peuvent se prévaloir d’une vision quasi planétaire de la question.
Nous en avons déniché un qui vient d’ouvrir un restaurant sous l’enseigne de « Pleine Terre », près des Champs Elysées à Paris. Ce nom est, à l’évidence, une critique de certaines pratiques agricoles hors sol, auxquelles sont soumises les tomates et les fraises, ou bien l’élevage. Il s’agit d’un chef antillais, Jimmy Desrivières, né en Martinique, dont la brillante carrière, en une vingtaine d’années, l’a conduit au sein de brigades prestigieuses : Georges Blanc à Vonnas, Alain Reix (Jules Verne), Marc Marchand (le Meurice). Il est secondé par Clément Van Peborgh (George V), le pâtissier Jérémie (Pierre Gagnaire), le maître d’hôtel-sommelier, Edouard Vimond (Olivier Roellinger et Michael Caine, deux étoiles Michelin en Angleterre).
Dans un vaste espace au décor végétal contrastant avec un mur de moellons apparent, la brigade respecte quelques principes simples. En premier lieu, réduire la mise en place (c’est-à-dire la préparation à l’avance) au profit de la cuisson à la minute, à température contrôlée. Voici dès lors associées, les nuances du cuit et du cru, dans un plat de « Gamberone rouge mariné façon ceviche, piment et sel de citron. » L’apparente simplicité cache une grande précision d’exécution, pour un résultat spectaculaire et gourmand. Le chef n’a pas oublié le refrain entendu chez ses maîtres : privilégier le produit. La cardamome verte associée à la sauce grenobloise escorte superbement les saint-jacques de plongée. La sauce se fait discrète, disparaît avec le ravioli de champignons, au profit d’un jus tranché savoureux. Les liaisons sont ténues, mais elles existent. Ce sont de fines attaches. Le goût naturel des cocos de Paimpol n’exclut pas que le maigre – poisson fin de l’Atlantique Nord – soit accompagné de palourdes parfumées au piment d’Espelette, ou que le gingembre et la coriandre soutiennent le dialogue entre la daurade royale et l’artichaut. Quant au poulet bio de chez Fadi, cuit en croûte de sel et cacao de la Martinique, maïs grillé et gnocchi au poivre, sa sauce au chocolat rappelle irrésistiblement le « mole poblano », la fameuse volaille au chocolat que le roi Aztèque Moctezuma partagea en 1519 avec Hernan Cortez, chef de la meute espagnole qui venait d’envahir le Mexique.
Pour autant, il ne s’agit pas de cuisine-fusion, caricature grossière des années 1990 sous prétexte de mondialisation des goûts. Jimmy sait que la cuisine française ne doit pas seulement a elle même son épanouissement formel ; sa force a toujours résidé dans l’accueil qu’elle a su faire à des boutures étrangères, aux épices, à des produits nouveaux relevant d’ une gamme de goûts empreints de sensualité et un ordre de table connu pour être un style de vie français. La cuisine singulière de Jimmy Desrivieres et son équipe appartiennent à une catégorie de « cuisine-monde », au sens ou l’écrivain martiniquais Edouard Glissant, se livrait à une véritable re-fondation littéraire, au travers de concepts comme la « mondialité » en opposition à la mondialisation économique ou d’identité-relation contre l’affirmation des identités-racines qui génèrent d’innombrables conflits sur la planète. La cuisine de haut goût de Jimmy Desrivières adoucit les mœurs.
Menus : 29 € – 35 € (au déj.). Le soir : 45 €. A la carte : 80 € environ. Fumoir.
Jean-Claude Ribaut.
Pleine Terre, 15, rue Bassano 75116 – Paris. Tél. 09-81-76-76-10
Fermé samedi et dimanche.
A la carte :
Gamberone rouge mariné façon ceviche, piment et sel de citron.
Saint-jacques de plongée rôtie au beurre de cardamome verte, sauce grenobloise.
Ravioli de champignon, jaune d’oeuf, poivre de Jamaïque, jus tranché.
Daurade royale de ligne, artichaut, orange gingembre et coriandre
Maigre, fricassée de haricots de Paimpol au piment d’Espelette frais, palourdes et jus
Poulet bio de chez Fadi, cuit en croûte de sel et cacao de la Martinique, maïs grillé et gnocchi au poivre, sauce cacao
Desserts : chocolat des Caraïbes, crémeux praliné et poivres du monde – Figue de petit producteur et glace au miel.
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