La chute du PDG de Renault-Nissan est surtout la preuve éclatante de la fin du modèle de management qu’il a incarné.
Par Renaud de Rochebrune
(article paru dans La Revue n°88, mars-avril 2020)
Pourquoi revenir sur les ennuis judiciaires de Carlos Ghosn au Japon et sur sa fuite rocambolesque pour rejoindre le Liban ? Tout n’a-t-il pas été dit sur le parcours puis la chute de l’ex-patron du groupe Renault-Nissan- Mitsubishi ? Autrement dit, sur l’extraordinaire succès du patron Ghosn jusqu’à récemment. Sur son conflit depuis deux ans avec la direction de Nissan, quand il a été question de renforcer l’alliance – une alliance inégale, disait-on à Tokyo – avec la firme au losange. Puis sur la non moins extraordinaire sévérité du système judiciaire japonais qui l’a accusé de fraude fiscale de grande ampleur après, semble-t-il, des dénonciations opportunes de dirigeants de Nissan soutenus par le pouvoir japonais sur fond de nationalisme industriel.
L’ascension de Ghosn, cet homme né au Brésil, où avait émigré son grand-père, mais qui a fait ses études au Liban puis en France où il intégra en 1974 la prestigieuse École polytechnique, est impressionnante.
Il commence sa carrière chez Michelin, où il monte vite les échelons, prenant en particulier des responsabilités au Brésil et en Amérique du Nord. Il devient finalement l’un des tout premiers dirigeants du leader mondial du pneu. Puis, au bout de dix-huit ans, il rejoint à partir de 1996 Renault, d’abord comme directeur général adjoint sous l’autorité de Louis Schweitzer. Lequel le charge, à partir de 1999, de s’occuper de Nissan, dont la firme au losange vient de prendre le contrôle et qu’il faut redresser au plus vite. D’abord nommé « chef des opérations », il devient en 2001 le PDG du constructeur japonais, dont il a conçu dès la fin de 1999 le plan de sauvetage qui va non seulement éviter une possible faillite mais réussir à provoquer un rétablissement des comptes, au point d’en faire une entreprise très profitable. Logiquement, en 2005, il est choisi pour succéder à Schweitzer à la tête de l’alliance Renault- Nissan. Celle-ci sera bientôt renforcée avec l’apport de Mitsubishi, au point de devenir entre 2017 et début 2019 le premier groupe automobile mondial.
« COST KILLER » ET PATRON DE CHOC
Mais on peut raconter un peu autrement cette success story. D’abord en remarquant que toute l’ascension de Carlos Ghosn, réputé pour son autorité voire son autoritarisme, a été fondée en grande partie, sinon pour l’essentiel, sur sa capacité à redresser des situations financières dégradées en taillant sans le moindre état d’âme dans les effectifs des usines ou des bureaux et en exigeant une hausse permanente de la productivité des personnels conservés ou recrutés. Un « cost killer » – l’expression lui a longtemps collé à la peau – doublé d’un patron de choc.
Jusque-là, on peut certes imaginer qu’on a affaire à un patron très dur, mais dont on peut admirer la compétence et l’efficacité : un manager intraitable, mais qui est le grand architecte du développement des entreprises dont il a la charge. Depuis quelques années, cependant, il était apparu, d’une part, que ce patron était moins performant : le groupe avait moins le vent en poupe et avait d’ailleurs perdu récemment sa place de numéro un mondial. D’autre part, qu’il avait des goûts de luxe – déplacements en avion privé, propriété de Nissan, pour se rendre à Marrakech ou à Ibiza, réception « royale » à Versailles, etc. – qui tranchaient avec sa réputation de manager louant les vertus de l’austérité partout où il était passé… du moins pour les autres. Et enfin que ce « cost killer » se faisait payer pour sa part par des conseils d’administration plus ou moins aux ordres des salaires, stock options et autres gratifications d’une ampleur inédite en France et au Japon et même peu courante dans les autres pays. Le seul montant des rémunérations passées ou à venir que les autorités japonaises lui reprochent, à tort ou à raison, d’avoir dissimulées est, à cet égard, éloquent : on parle de dizaines et dizaines de millions de dollars. Des sommes qui ne ressemblent guère à celles qui caractérisent des salaires, aussi élevés soient-ils. S’ajoute à cela sa fuite du Japon, qui démontre que la réelle dureté du système judiciaire japonais n’allait pas jusqu’à rendre impossible d’y échapper. Qui ne permettra jamais en outre de savoir peut-être, faute de procès, si ce que Ghosn s’était permis de faire sur le plan fiscal était ou non légal comme il le prétend. Et qui a par ailleurs démontré à quel point la richesse accumulée par Ghosn pouvait lui permettre de préparer et financer une exfiltration dont le coût estimé est extravagant et que n’aurait certainement pas pu se payer le Robin des Bois pour lequel il a alors essayé de se faire passer.
Mais au-delà de cette opposition entre un Ghosn Dr Jekyll et un Ghosn Mr Hyde que chacun peut envisager selon ses convictions, cette affaire est en fait surtout un révélateur aussi tardif qu’exemplaire d’une évolution commencée dans les années 1980 aux États-Unis avant de se répandre dans le monde entier et qui est longtemps passée inaperçue. Jusqu’à cette époque, il allait de soi qu’on ne confondait pas les actionnaires et les gestionnaires, les seconds n’étant que les employés des premiers, propriétaires des entreprises. Et lorsqu’il y avait confusion entre les deux, quand le manager était aussi le propriétaire de l’entreprise, il ne confondait pas les deux fonctions. On se souvient ainsi de Ford déclarant, en tant que gestionnaire, qu’il était inimaginable que le PDG soit payé plus de quarante fois plus que l’employé le plus mal rémunéré de l’entreprise. Un quasi-consensus qui a volé en éclats quand, il y a un bon tiers de siècle, les actionnaires américains, mécontents de leurs dividendes qu’ils jugeaient trop faibles, ont conclu un pacte avec les managers : donnez la priorité à la performance financière de l’entreprise, leur ont-ils dit, ce qui permettra d’augmenter sensiblement nos revenus, et en échange nous vous récompenserons. D’où, à partir de ce moment, un changement majeur de
« culture » dans le monde des entreprises : du côté des actionnaires, on ne veut plus entendre parler que de « création de valeur » (ce qui, au-delà de la novlangue managériale, doit s’entendre : « création de valeur pour l’actionnaire »). Et du côté des managers, on va se féliciter de la généralisation des salaires astronomiques et surtout des rémunérations hors salaire : stock options, parachutes dorés et autres gratifications liées ou non à la performance financière de l’entreprise.
Jusque-là, on estimait qu’une entreprise devait être gérée pour satisfaire les attentes de ses multiples stakeholders ou « parties prenantes », à savoir les actionnaires mais aussi les salariés, les clients, les fournisseurs, l’État et ses administrations (fiscales, etc.), voire les syndicats, les défenseurs de l’environnement et les villes ou régions où étaient installés les uni- tés de production. Désormais, on s’était mis à considérer dans l’univers des entreprises qu’il fallait privilégier un seul stakeholder, l’actionnaire, au détriment des autres. Et pour que cela soit possible, il était simplement nécessaire et suffisant de s’allier aux dirigeants en les transformant eux-mêmes en actionnaires grâce à l’évolution de leur mode de rémunération. Et d’oublier que les sociétés doivent aussi leur développement, pour nous en tenir à ce cas, au personnel qui travaille en leur sein à tous les niveaux – on ne parle plus, depuis lors, de personnel ou de travailleurs d’ailleurs, mais de « ressources humaines », ce qui n’est pas sans signification. Il n’y a eu bien sûr aucun complot, tout cela s’est produit de facto au nom d’une meilleure efficacité du capitalisme en ces temps de triomphe du néolibéralisme.
PRISE DE CONSCIENCE
Pour terminer ces commentaires sur une note positive, on peut se demander si, en fait, la chute de Carlos Ghosn ne symbolise pas aussi le début de la chute du « modèle » de management qu’il a incarné. Au mois de juin dernier, aux États-Unis, un « club de pensée », le Business Roundtable, regroupant avec ses 188 membres une bonne partie des plus grands patrons américains, a décidé de modifier la définition de l’objet de l’entreprise qu’il retenait jusque-là. Alors qu’il avait fait sienne la maxime du
« gourou » de l’école néolibérale de Chicago, Milton Friedman, selon laquelle « la responsabilité d’une entreprise c’est d’augmenter les profits », et après avoir estimé en 1997 dans un texte solennel que
« le devoir suprême du management et du conseil d’administration est envers les actionnaires », le Business Roundtable a radicalement changé de discours l’été dernier. Il soutient désormais, et veut le faire savoir, que « chacune des parties prenantes est décisive ». On a de bonnes raisons de penser qu’il ne s’agissait pas là que d’un vœu pieux puisque c’est la crainte d’une remise en question de la légitimité du capitalisme qui a provoqué cette prise de conscience. Comme il a fallu plusieurs décennies pour que triomphe totalement le « modèle » précédent uniquement favorable aux actionnaires et à leurs alliés managers, on peut cependant craindre qu’il faudra autant de temps pour que ce change- ment inverse de la « culture d’entreprise » se répande aux États-Unis puis dans la plupart des pays.
Quel rapport avec l’affaire Ghosn ? Le lecteur l’aura sans doute compris de lui-même. Le tout-puissant patron du groupe Renault- Nissan-Mitsubishi représente l’exemple même de ces managers qui ont poussé à l’extrême pour le plus grand bien des actionnaires, mais aussi de leur fortune, ce mélange des genres entre « capitalistes » et gestionnaires, qui s’est imposé depuis les années 1980. Des managers qui se sont transformés, pour leur plus grande prospérité, en supporters des actionnaires, au point d’en oublier toutes les autres « parties prenantes » de l’entreprise. A-t-on remarqué suffisamment que lors de sa fameuse conférence de presse à son arrivée au Liban, Carlos Ghosn, après avoir évoqué longuement l’injustice dont il s’estimait la victime, n’a parlé tout aussi longuement de son groupe que pour se féliciter de ses résultats financiers jusqu’à récemment, résultats dont il s’attribuait le seul
mérite ? Et ce sans jamais évoquer, fût-ce incidemment, le personnel des entreprises dont il avait la responsabilité et qui était dépendant du haut en bas de l’échelle de ses décisions. Et encore moins les autres « parties prenantes ».
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