Le président Xi Jinping a relancé en 2013 les routes de la soie, mais sous la forme moderne d’infrastructures permettant à la Chine d’être omniprésente dans le monde. La pandémie du Covid-19 ne remet pas en cause cette stratégie d’influence.
Par Alain Faujas
(article paru dans La Revue n°89, juin-juillet-août 2020)
La pandémie du coronavirus qui s’achève est une grosse épine dans le pied du président chinois Xi Jinping et une menace pour le projet le plus médiatisé et le plus emblématique de son « rêve de la grande renaissance de la nation chinoise » : les routes de la soie.
Car le Covid-19 est parti de Chine, de Wuhan (province du Hubei). Après avoir contraint à confiner des dizaines de millions de Chinois et fait chuter de quasiment un tiers la production de la deuxième économie du monde pendant trois mois, il a semé la mort dans tous les pays, les obligeant à se claquemurer. Il est en passe de provoquer la plus grande récession planétaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Comment les peuples et leurs dirigeants ne se méfieraient-ils pas de cette extrême Asie où sont nés tant de virus meurtriers (Sras, grippes aviaire, de Hong Kong, asia- tique) depuis des décennies ? Comment les épidémiologistes et les gouvernants ne s’inquiéteraient-ils pas de ces routes de la soie lancées en 2013 par Pékin et par lesquelles un nouveau virus chinois pourrait gagner le cœur des autres continents ? Comment ces infrastructures destinées à tirer parti de la mondialisation et des chaînes de valeur ne souffriraient-elles pas du repli vraisemblable sur le local et le national remis à l’honneur par la lutte contre la pandémie ? Instruments de puissance et d’influence de Pékin, ne sont-elles pas des menaces potentielles aussi bien pour les pays en développement qui en profitent, mais en s’endettant dangereusement, que pour les nations développées qu’elles viennent concurrencer à domicile ?
XI JINPING NE FAIT PAS PROFIL BAS
Pour répondre à ces interrogations multiples à propos du projet colossal des routes de la soie, il convient de revenir à Xi Jinping et à son accession au pouvoir comme secrétaire du Parti communiste chinois en novembre 2012 et comme président de la République populaire de Chine en mars 2013.
L’homme est de son temps. Fort de l’éclatante réussite de la politique d’ouverture économique initiée par Deng Xiaping et du surgissement inouï de la Chine à partir de l’an 2000, Xi abandonne d’entrée la posture de profil bas adoptée par Deng et ses successeurs. L’empire du Milieu n’est-il pas en passe de retrouver sa place de première économie mondiale perdue au XIXe siècle ? Il faut donc qu’il mène une politique qui le replace au centre du monde, grâce à la résurrection des routes de la soie qui, pendant deux mille ans, ont été l’outil de sa prééminence sur l’Asie et l’Occident.
Dès le mois de septembre 2013, à l’université Nazarbaïev (Astana, Kazakhstan), Xi esquisse son projet terrestre qu’il complète, un mois plus tard, à Jakarta (Indonésie) par un volet maritime. Il ne s’agit plus de routes de la soie, mais de The Belt and Road Initiative (BRI). Dans la bouche de Xi, son objectif est limpide : « Bâtir des infrastructures de qualité, sou- tenables, résistantes aux risques, raisonnablement coûteuses et inclusives, aidera les pays à utiliser pleinement leurs ressources. » Une sorte de perfection en matière de développement, en quelque sorte.
RENDRE LA CHINE INCONTOURNABLE
Sous la plume de la Commission d’État chargée du développement et des réformes, l’emphase est de rigueur puisqu’il est pro- mis de « promouvoir la prospérité écono- mique des pays situés le long de la ceinture et de la route ainsi que la coopération régio- nale entre eux, de renforcer les échanges et l’apprentissage mutuel et de promouvoir la paix mondiale et le développement ». Accessoirement, il est précisé dans les textes et les discours que la BRI doit contribuer à lutter contre « les trois forces maléfiques » que sont « le terrorisme, l’extrémisme et le séparatisme »
Véritable colonne vertébrale de la poli- tique extérieure de Xi, la BRI poursuit une multitude de buts soigneusement passés sous silence dans ces propos empesés. En proposant de bâtir et de financer avec les pays concernés ports, voies ferrées, pipelines et gazoducs, barrages, routes, réseaux de télécoms, e-commerce, etc., Xi veut tout à la fois. Il veut sécuriser les approvisionnements de son pays en matières premières. Utiliser sa surcapacité industrielle et ses considérables réserves financières. Compenser la décélération de sa croissance. Avancer de nouveaux pions dans son match planétaire avec les États-Unis.
Mieux intégrer les régions chinoises travaillées par des forces centrifuges (Yunnan, Xinjiang). Développer l’usage international de sa monnaie, le renminbi. Faciliter son commerce international et réduire ses coûts. Réduire la dépendance technologique chinoise en utilisant la BRI au profit de sa politique « made in China 2025 ». Favoriser une montée en gamme des produits chinois. Se faire des obligés des pays en développe- ment, et une clientèle politique et économique de certains pays développés. Défendre et promouvoir le modèle chinois attaqué par l’Occident et ses alliés parce qu’il marie la carpe et le lapin, un capitalisme débridé et la dictature du parti communiste. Et, par-dessus tout, placer la Chine sur le devant de la scène mondiale en la rendant incontournable en tout et partout.
UNE AMBITION PLANÉTAIRE
Ce n’est qu’à partir de 2015 que la BRI commence à prendre sa forme actuelle. Elle comporte six routes terrestres, les « corridors » ou « belts » : Chine-Mongolie- Russie, Chine-Eurasie, Chine-Asie centrale et occidentale, Chine-Péninsule indochinoise, Chine-Pakistan, Chine-Myanmar-Bangladesh-Inde. Elle compte aussi des voies maritimes, ou « roads », qui partent de Chine vers la mer Rouge, la Méditerranée, l’Afrique et l’Europe, via les ports de l’océan Indien. Elles sont sécurisées par des bases ou des facilités navales à Sihanouk- ville (Cambodge) et Djibouti (1).
Pour jalonner d’infrastructures ces tracés tentaculaires, il faut beaucoup d’argent. Deux grandes institutions financières l’apportent. La première est la New Silk Road Fund (NSRF), elle-même financée par le fonds souverain chinois China Investment Corp, par The Export-Import Bank of China
et la China Development Bank. Elle dispose d’un capital de 40 mil- liards de dollars et finance les chantiers en émettant des actions.
La seconde est The Asian Infrastructure Investment Bank (AIIB), qui est un organisme multilatéral de plus de 50 pays membres, dont 37 en Asie. Elle dispose d’un capital de 100 milliards de dollars et finance les chantiers au moyen de prêts.
Trois tribunaux – tous en Chine – sont créés pour arbitrer les conflits qui pourraient naître avec les pays et les entreprises partenaires. Celui de Xi’an, ville située à l’extrémité orientale de l’antique route de la soie, a pour compétence les « corridors », celui de Shenzhen, les routes maritimes, et celui de Pékin coordonne et supervise les deux premiers (2). Ainsi structurée, la BRI est inscrite dans la Constitution chinoise en octobre 2017.
Que font miroiter les Chinois aux pays se trouvant sur son tracé et trop impécunieux pour financer les infrastructures qui leur manquent ? Ils auraient mis sur la table entre 1 000 et 4 000 milliards de dollars et, dès 2018, ils auraient approuvé 1 300 milliards de dollars de projets (3). À côté de cette montagne de dollars et de renminbis, le plan Marshall grâce auquel les États-Unis ont aidé l’Europe à se reconstruire en 1945 semble une taupinière avec son prêt de 16,5 milliards de dollars, soit l’équivalent de 173 milliards de dollars de 2019 !
Quels sont les pays qui se sont laissés séduire par ce pactole annoncé ? Environ 140 pays et une trentaine d’organisations internationales ont signé avec Pékin. Évidemment, l’Asie s’est portée massivement candidate, compte tenu notamment du retrait en 2017 des États-Unis du traité de partenariat Transpacifique de libre-échange signé avec leurs alliés, mais que Donald Trump qualifiait de « viol »… Elle a été suivie de l’Afrique. L’Europe de l’Est a aussi sauté sur l’occasion (Roumanie, République tchèque, Hongrie, Pologne) et même la Grèce, l’Italie et le Portugal. Sans oublier l’Amérique latine. La BRI affiche une ambition planétaire et le soleil ne se couche jamais sur ses affiliés.
DES PARTENAIRES EN COLÈRE
Pourtant, on peut douter que ses réalisations correspondent à la brillante mise en scène que Pékin a mise en place pour vanter ses atouts. D’abord, « parce qu’il est très compliqué de se faire une idée précise des projets BRI, explique Françoise Nicolas, directrice du Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI). On n’en connaît pas la liste officielle et, à l’évidence, de vieux projets y ont été intégrés. Ce ne sont pas seulement des infrastructures, mais aussi des projets moins physiques ».
Pour ce qui est des « vieux projets » intégrés dans la BRI, citons les voies ferrées Djibouti-Addis-Abeba (4 milliards de dollars) et Mombasa-Nairobi (3,6 milliards) qui datent de 2010. Quant à l’extrême variété des chantiers de la BRI, en témoignent les investissements dans le traitement des eaux de la ville de l’Andhra Pradesh (Inde), dans le tourisme de l’île de Lombok (Indonésie), dans le métro de Bangalore (Inde) et dans le réseau de télécommunications du sultanat d’Oman. Pas de « soie » à l’horizon ! Tous ces chantiers ne se sont pas déroulés sans encombre. Certains partenaires ont renâclé devant les ardoises présentées par Pékin et les conditions des prêts qui leur étaient octroyés, puisque le finance- ment est exclusivement sous forme d’emprunts. « Le Premier ministre de Malaisie était très en colère quand il a qualifié l’attitude chinoise de “néo-colonialiste”, rappelle Françoise Nicolas. Il a obtenu une redéfinition de la voie ferrée prévue sur la côte orientale. » La facture en a été abaissée d’un tiers.
Le Pakistan, la Thaïlande, le Nigeria, l’Indonésie (un TGV), la Sierra Leone ont stoppé des projets ou renégocié les termes de leur « partenariat » avec Pékin. Le Sri Lanka ne parvenant pas à rembourser les 361 millions de dollars dépensés pour la construction du port de Magampura Mahinda Rajapaksa financé à 85 % par un prêt de l’Export-Import Bank of China au taux de 6,5 %, cette infrastructure a été louée pour 99 ans et sûrement pour pas grand-chose à la Chine, qui l’exploite désormais seule.
PIÉGÉS PAR L’ENDETTEMENT
C’est dire que le compte n’y est pas tout à fait par rapport aux chiffres mirobolants précités. Si l’on croise les analyses d’American Enterprise Institute, de Brookings Institute et de Center for Global Development avec les déclarations plus ou moins officielles de Pékin, on arrive à un investisse- ment total de 500 milliards de dollars dans le seul cadre de la BRI et à un rythme de déboursements de 50 milliards par an.
On ne peut pas dire que la BRI ait été bien reçue en Occident, qui y a vu surtout une politique quasiment impérialiste. Emmanuel Macron a parlé à son sujet de « nouvelle hégémonie » et de risques de « vassalisation ». Donald Trump et son administration l’assimilent à une sorte de cheval de Troie destiné à prendre au piège de la dette les pays qui se laissent séduire et à surpasser les États-Unis d’ici à 2035.
Plusieurs critiques lui ont été adressées. La première concerne effectivement l’endettement que la BRI accroît considérable- ment dans les pays pauvres. Ce fardeau risquerait d’être fatal à beaucoup d’entre eux, car la Chine ne fait aucun cadeau. Un rapport du Center Global Development paru en avril 2020 confirme que les prêts chinois – pas tous destinés à la BRI – sont des prêts en général commerciaux moins avantageux en termes de taux d’intérêt, de délai de grâce et de durée de rembourse- ment que les prêts concessionnels de la Banque mondiale. Toutefois, ses auteurs estiment qu’on ne peut pas parler à leur sujet d’un « piège de la dette » qui ligoterait les emprunteurs.
Une autre critique est que leur remboursement risque de s’avérer difficile puisque, par définition, les infrastructures ne sont rentables qu’à très long terme et que les pays en développement sont, par essence, financièrement fragiles. Selon les trois grandes agences de notation, S&P, Moody’s et Fitch, 40 % des pays qui ont adhéré à la BRI sont classés « spéculatifs », c’est-à- dire que leurs créanciers peuvent se faire un peu de souci. Le Pakistan est un bon exemple de pays partenaire se trouvant en permanence sur la corde raide financière. En revanche, l’avantage des pays débiteurs qui se trouveraient dans l’incapacité de les rembourser, c’est qu’un barrage ou une ligne de chemin de fer ne peuvent être ni saisis ni emportés…
LA BALANCE PENCHE DU BON CÔTÉ
On reproche aussi à Pékin d’utiliser la BRI pour imposer ses études, son argent, sa main-d’œuvre, du début du chantier jusqu’à son exploitation, comme le prouve la future voie ferrée laotienne Vientiane-Kunming (Yunnan), qui sera chinoise de A à Z. Ultime critique, ces projets seraient élaborés sans aucune étude d’impact sur leurs environnements naturel et social.
Toutefois, il y a du positif dans la stratégie chinoise, jugent plusieurs analystes comme Subrapna Baniya, Nadia Rocha, Mauro Boffa ou Michele Ruta, dans plu- sieurs publications de la Banque mondiale. Ils estiment que la BRI donne la possibilité à ses membres de mieux s’intégrer dans les chaînes de valeur et de diminuer le temps de transport tout comme les coûts de franchissement des frontières. Elle augmente- rait de 4,1 % les flux commerciaux entre ses membres. Si, de surcroît, les taxes douanières et les barrières non tarifaires étaient abaissées et si un cadre réglementaire commun était adopté notamment en matière de propriété intellectuelle, ce taux d’augmentation pourrait être multiplié par trois. Ce qui est considérable sur le papier.
Il faut reconnaître aussi que la stratégie chinoise permet à des États sans le sou de se doter d’infrastructures indispensables que les pays dévelop-pés et les institutions multilatérales tardent à financer. La riposte de l’Occident à la BRI n’a pas été à la hauteur du défi lancé par la Chine : 200 milliards de dollars promis par le Japon, 60 milliards par les États-Unis et autant pour l’Union européenne, alors que la Banque asiatique de développement (BAD) a chiffré à 26 000 milliards de dollars les besoins en infrastructures d’ici à 2030 rien qu’en Asie. C’est peu.
LE PETIT VIRUS FREINE LE GRAND PROJET
La crise du Covid-19 paralysera-t-elle la Belt and Road Initiative ? « Certes, la BRI sera ralentie, car les Chinois vont arbitrer en faveur de projets domestiques pour faire repartir leur économie, répond Françoise Nicolas. Mais la BRI ne sera jamais abandonnée. Quelle forme prendra-t-elle ? Personne n’en sait rien. »
Il faut savoir que le ralentissement de la BRI ne date pas de la pandémie. « Depuis 2018, les Chinois ont commencé à réduire la voilure et cherchent à mieux maîtriser leurs investissements, explique Jean-Pierre Cabessan, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et professeur à l’université baptiste de Hong Kong. La première raison est qu’ils se sont aperçus que certaines de leurs entreprises profitaient de leurs chantiers pour expatrier des capitaux. La deuxième est qu’ils ne veulent plus être accusés d’avoir fait gonfler dangereusement l’endettement des pays africains, par exemple. »
« Même si l’économie chinoise redémarre assez fort, notamment dans le Nord et à Shanghai, son taux de croissance en 2020 devrait être fortement réduit à +2,5 %, pour- suit-il. Il y aura donc moins d’argent et la Chine se souciera d’abord de la santé de sa propre économie. Mais, dans deux mois, la crise sanitaire appartiendra au passé et je ne vois pas les grands groupes chinois interrompre leur mondialisation. Il n’y a aucune raison pour que Pékin abandonne une politique aussi structurante que la BRI. Bien sûr, des critiques se sont exprimées contre la politique extérieure de Xi Jinping qualifiée de dispendieuse et d’orgueilleuse, mais je ne pense pas qu’il en changera. La rivalité avec les États-Unis dans tous les domaines le conforte dans sa stratégie. Dès que l’économie repartira, la BRI réactivera ses projets.»
Les dirigeants chinois ont la bonne habitude de penser leurs projets à l’échelle du siècle et, jusqu’à présent, cela ne leur a pas mal réussi. La BRI ne durera peut-être pas deux mille ans comme la route de la soie historique. Mais elle a toutes les chances de s’inscrire encore longtemps dans le paysage politique et économique du monde.
1. « Les nouvelles routes de la soie », par Jean-Pierre Cabestan, dans la revue Études, décembre 2019, n°4266.
2. « La France face aux nouvelles routes de la soie chinoises », sous la direction d’Alice Ekman, in Études de l’IFRI, octobre 2018.
3. Chinese and World Bank lending terms : a systematic comparison across 157 countries and 15 years, 53 pages (www.cgdev.org).
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