Ce texte a été publié dans le numéro 84 de La Revue pour l’intelligence du Monde. – Juillet-août 2019-
Durant les années 1930 et 1940, l’Union soviétique avait infiltré au Japon une équipe d’agents dont les informations auraient dû changer le cours de la guerre. Problème : en pleine paranoïa stalinienne, Moscou n’a jamais fait confiance à ces formidables espions.
Par Olivier Marbot
Hambourg, avril 1924. Dans les rues du grand port allemand se pressent des délégués communistes venus du monde entier as- sister à la convention du Komintern, la IIIe internationale. L’ambiance, cependant, n’est pas à la fête. Lénine est mort en janvier, et la lutte pour sa succession est implacable. Quant au Parti communiste allemand, le KPD, il se remet difficilement de l’échec de sa tentative d’insurrection lancée en octobre 1923 et qui, à Hambourg justement, s’est soldée par la mort de plus d’une centaine de militants. À Berlin comme à Moscou, on se déchire entre partisans de Staline, de Trotski et de Zinoviev. Et l’échec de la révolution en Allemagne pèse lourd : il prouve que la stratégie d’internationalisation prônée par Trotski ne fonctionne pas et encourage le camp stalinien, qui préfère concentrer tous les efforts sur la construction du socialisme en Russie.
Pour les guider dans la cité hanséatique et leur apporter l’aide dont elles pourraient avoir besoin, les délégations de chaque pays disposent de guides locaux. Celui des Soviétiques se nomme Richard Sorge. Né à Bacou d’un père allemand et d’une mère ukrainienne, Sorge a 29 ans, a combattu et été trois fois blessé durant la Première Guerre mondiale, puis a repris ses études tout en militant au sein du KPD. Son statut de combattant chevronné l’a dirigé vers l’aile armée du Parti, le M-Apparat. Bien que né en Russie (l’Azerbaïdjan faisait déjà partie de l’empire à la fin du xixe siècle), Sorge parle mal le russe. Mais sa compétence et son sérieux séduisent les délégués soviétiques qui, au moment de retourner au pays, lui font une proposition. Un camarade compétent comme lui trouverait sans peine à servir la révolution s’il partait vivre dans la patrie du socialisme. Que dirait-il de les rejoindre Moscou ? Richard Sorge est enthousiaste. En octobre 1924, il part pour l’Union soviétique.
Ses premières missions consistent à voyager, afin de porter la bonne parole du Komintern auprès des partis communistes d’Europe. Norvège, Suède, Danemark, Royaume-Uni… Sorge conseille les militants et dirigeants sur la meilleure façon de s’organiser. Et il veille au strict respect des consignes venues de Moscou. Il rend compte à ses chefs de ce qu’il observe à l’étranger, raconte les rivalités internes. Il souligne les fragilités éventuelles ou les risques de déviationnisme idéologique. Espionnage ? Pas vraiment, mais l’exercice constitue un bon entraînement.
Sorge donne satisfaction à ses supérieurs. A tel point qu’en 1928, il a le privilège d’assister au 6e Congrès de l’Internationale communiste, qui marque le triomphe de la ligne stalinienne et au cours duquel est prononcée l’exclusion de Trotski, Zinoviev et Kamenev. L’URSS se replie officiellement sur elle-même, se considère comme une citadelle assiégée. Tout étranger, fût-il communiste, devient suspect, et Richard Sorge n’échappe pas à la règle. Peu de temps après le Congrès, il est exclu du Komintern pour « dérive droitière » et « boukharinisme ». La mesure, en fait, est un leurre : l’agent allemand vient d’être recruté par le tout nouveau 4e Département, la direction en charge du renseignement au sein du commandement général de l’Armée rouge, dirigée par Jan Karlovich Berzin. Ce général apprécie Sorge et a détecté chez lui une aptitude peu commune au travail d’espion. Aussi décide-t-il de l’envoyer en Chine, où la situation est en train de devenir explosive.
Officiellement Ramsay est un universitaire et un journaliste allemand…
Sorge débarque à Shanghai en janvier 1930. La ville lui plaît immédiatement. Elle est alors placée sous autorité internationale et, de fait, c’est un véritable bordel à ciel ouvert où se croisent gangsters, souteneurs, étrangers venus prendre du bon temps et espion de tous les pays. L’agent du 4e Département s’y sent comme un poisson dans l’eau. Il fréquente les grands hôtels et les meilleurs restaurants, boit sec. Il multiplie les conquêtes féminines – depuis longtemps, Sorge a décrété que le communisme, c’était l’amour libre – et sillonne les avenues de la ville à toute allure au volant de puissantes voitures ou, mieux encore, à moto. Officiellement, celui à qui son service a attribué le nom de code de Ramsay est un universitaire et journaliste allemand. Il est d’ailleurs parvenu à se faire accréditer comme correspondant par le Deutsche Getreide Zeitung, et un éditeur allemand lui a passé commande d’un livre sur la Chine.
Sa véritable mission consiste à informer à Moscou sur la situation politique intérieure du pays (Tchang Kaï-chek semble avoir vaincu les communistes de Mao, mais la situation est loin d’être stable), les mouvements de troupe, ou encore les intentions des Japonais, grands rivaux des Soviétiques à l’Est. Convaincu que la perspective d’étendre la révolution mondiale à l’Europe n’est plus d’actualité, Staline ne désespère pas de voir l’Asie s’embraser et rejoindre le camp du socialisme. Pour envoyer ses rapports à Moscou, Sorge est secondé par un opérateur radio très efficace, Max Clausen, allemand comme lui. Rapidement, le duo transmet au 4e Département des informations de grande valeur, en particulier sur la stratégie des différentes factions militaires qui s’opposent sur le territoire chinois. Fin 1930, Sorge se lie d’amitié avec Hotsumi Ozaki, un journaliste japonais, sympathisant communiste et correspondant à Shanghai du quotidien d’Osaka, Asahi Shimbun. Lequel va très vite lui transmettre à son tour des informations de première main.
Lorsque les troupes japonaises occupent la Mandchourie, en septembre 1931, Sorge et Ozaki sont en première ligne et abreuvent Moscou de renseignements précieux. Les chefs du 4e Département sont ravis du travail de leurs agents et leur en demandent toujours plus. La Mandchourie est proche de la frontière sibérienne : quelles sont les intentions des Japonais ? Vont-ils pousser au nord ? Pour l’heure, Tokyo veut surtout s’approprier les ressources de la région, fer et charbon notamment. Mais ses ambitions sont aussi territoriales, comme le prouvent, début 1932, les affrontements avec les troupes chinoises autour de Shanghai, dont Sorge livre à ses patrons un récit détaillé. À la fin de cette année 1932, l’agent Ramsay est rappelé à Moscou. Le général Berzin le félicite personnellement. Il a fourni en Chine un travail exceptionnel, au point que le Département pense maintenant à lui pour une mission bien plus importante : aller mettre sur pied une cellule de renseignement soviétique à Tokyo.
Richard Sorge, naturellement, est flatté. Mais il est aussi bien conscient que ce qu’on lui demande est presque impossible. Les Japonais ont la réputation de se montrer extrêmement méfiants envers les étrangers, qui ne sont que 8 000 dans tout le pays, dont 1 118 Allemands. Le clan militariste qui domine au gouvernement développe une doctrine expansionniste qui rend inévitable, à terme, un nouvel affrontement avec l’URSS (Japon et Russie ont déjà été en guerre en 1905, 1910 et 1918, et à chaque fois Tokyo l’a emporté). Moscou tient donc beaucoup à connaître les intentions de cet encombrant voisin. Mais, objecte Sorge, comment faire ? À sa connaissance, aucun pays n’a jamais réussi à infiltrer durablement d’espion au Japon. Berzin le rassure : sa nationalité allemande l’aidera. Après tout, les nazis maintenant au pouvoir à Berlin ont une idéologie assez proche de celle des militaristes japonais. Et pour renforcer encore sa couverture, Sorge est à nouveau envoyé en Allemagne.
Pour le communiste convaincu qu’est l’agent Ramsay, le retour dans une patrie dominée par Hitler est un choc. Habitué à dissimuler ses sentiments, bénéficiant de la réputation de compétence que lui ont valu les articles qu’il a écrits pour la presse allemande durant son séjour en Chine, il mène pourtant sa mission avec efficacité. Approchant successivement le rédacteur en chef du Zeitschrift für Geopolitik, un magazine proche des thèses nazis, puis le chercheur Karl Haushofer, qui théorise le fait que les Japonais sont les « Aryens de l’Asie » et ont vocation, comme les Allemands, à dominer les peuples qui les entourent, il obtient d’eux des lettres de recommandation auprès de l’ambassadeur d’Allemagne à Tokyo. Un autre journal plus antinazi, le Tägliche Rundschau, accepte aussi de le faire travailler comme correspondant. Et son rédacteur en chef lui rédige une lettre de recommandation auprès d’un attaché militaire en poste à Nagoya, ancien camarade de tranchées, le lieutenant colonel Ott. Un obscur officier en poste en province ? Sorge empoche la lettre sans trop y penser…
Pour que sa couverture soit vraiment parfaite, la dernière formalité consiste à demander très officiellement son adhésion… au Parti national-socialiste des travailleurs allemands. Si la demande est acceptée, il pourra débarquer à Tokyo sous la parfaite couverture d’un journaliste nazi.
L’image d’un playboy très éloignée de celle d’un espion…
C’est en 1933, après un long voyage passant par San Francisco, que l’agent Ramsay met pour la première fois le pied au Japon. Précisément à Yokohama. Sa première mission : organiser son équipe. Un agent d’origine yougoslave, Vukelic, est déjà à Tokyo, et son futur opérateur radio, un Allemand du nom de Wendt, doit arriver prochainement. Il est aussi prévu d’enrôler un Japonais né aux Etats-Unis et recruté là-bas par le Komintern, Yotoku Miyagi, mais celui-ci ne doit arriver qu’en fin d’année.
Réalisant très vite que la société japonaise est peu accueillante pour les étrangers fraîchement débarqués, Sorge se décide, faut de mieux, à contacter l’obscur militaire en poste à Nagoya dont on lui a donné les coordonnées. Riche idée : le lieutenant colonel Ott broie du noir dans cette ville ennuyeuse et accueille à bras ouverts ce compatriote, ancien combattant comme lui. Très vite, il lui confie ses réticences vis-à-vis du national-socialisme, l’accueille chez lui et lui présente sa femme et leurs deux enfants. Lesquels ne tardent pas à appeler Sorge « Oncle Richard ». Par Ott, lentement, l’agent commence à se faire une place au sein de la petite communauté allemande du Japon où sa bonne humeur, sa réputation de séducteur et de solide buveur, son charisme lui attirent toutes les sympathies. Un journaliste américain qui l’a souvent croisé à l’époque se souviendra, plus tard, d’un « play-boy qui dépensait sans compter, tout le contraire d’un dangereux espion ».
En décembre 1933, la cellule d’espionnage soviétique de Tokyo, la rezidentura, a pris forme. Sorge juge l’opérateur radio, Wendt, « mou et lâche », mais du moins il fait son travail. Quant à Vukelic, il a rencontré et enrôlé Miyagi, ce qui va permettre à l’équipe d’accéder, espère Sorge, à quelques sources d’informations japonaises. Le chef, de son côté, concentre ses efforts sur la communauté allemande. Avec succès : il est déjà très proche de l’ambassadeur, Herbert von Dirksen, qui le considère quasiment comme un ami et accorde une pleine confiance à ce sympathique journaliste qui revendique des opinions nazies. À Moscou, le 4e Département jubile : jamais aucun agent n’avait réussi à s’infiltrer si vite et si haut chez l’ennemi.
Sous ses dehors de fêtard inconséquent, Sorge est un véritable bourreau de travail, lit tout ce qui lui passe sous les yeux, sillonne l’archipel et ne tarde pas à devenir l’un des meilleurs connaisseurs occidentaux du Japon. Mieux encore : la chance lui sourit. En mars 1934, son grand ami Ott est promu colonel et nommé à l’ambassade, à Tokyo. Son nouveau poste l’amène à fréquenter assidûment les militaires japonais, et il répète au fidèle Sorge tout ce que ceux-ci lui apprennent. En mai, c’est Ozaki, le collègue journaliste croisé à Shanghai, qui entre à son tour en scène. Revenu au pays, il écrit toujours pour l’Asahi Shimbun et fait maintenant partie d’un cercle de réflexion – on dirait aujourd’hui un think tank – réunissant experts, politiciens, économistes, diplomates et militaires japonais de haut rang.
Tout ce qu’Ozaki y apprend, il le répète à Sorge. Lequel livre à son ami Ott une partie de ces informations confidentielles, ce qui fait de l’officier allemand l’homme le mieux renseigné de l’ambassade, où son influence ne cesse de croître. De plus en plus proche de l’ambassadeur Dirksen, Ott a accès à tous les secrets et les partage avec Sorge, qui, à son tour, en répète certains à Ozaki. Ce dernier acquiert ainsi une réputation d’expert sans équivalent des affaires européennes et consolide sa position auprès du pouvoir japonais. Un vrai cercle vertueux, une machine à recueillir des secrets d’État, lesquels finissent tous sur le bureau de Berzin, à Moscou…
L’apothéose se produit au début de l’année 1935. L’ambassadeur Dirksen, qui ne parvient pas à s’acclimater au climat japonais et a développé un asthme sévère, est rappelé à Berlin. Et c’est le colonel Ott, le meilleur informateur de Sorge, qui est nommé à sa place. Pour fêter ça, si l’on ose écrire, l’incorrigible séducteur ne trouve rien de mieux que de… débuter une liaison avec Helma, l’épouse de Ott. Lequel en est rapidement informé mais ne s’en formalise pas outre mesure – son mariage n’est pas heureux, et il est probable qu’il va chercher des compensations ailleurs – et se contente de surnommer son ami « der Unwilderstehliche ». L’irrésistible.
Une intuition le pousse à ignorer l’ordre qui lui est donné…
À la même période, l’espion reçoit enfin sa carte de membre du NSDAP, le parti nazi, et commence à en fréquenter les réunions, à Tokyo. Impressionnés par son dynamisme et sa maîtrise des sujets géopolitiques, ses camarades ne tardent pas à lui proposer de prendre la direction de la section locale, ce que Sorge a quand même la sagesse de refuser. Beaucoup d’historiens pensent que l’agent Ramsay est l’une des très rares personnes, peut-être même la seule, à avoir été simultanément membre du Parti communiste d’Union soviétique et du Parti nazi allemand.
En août 1935, Sorge organise une grande fête pour son 40e anniversaire à la brasserie Das Rheingold, sorte d’enclave bavaroise à Tokyo dont le patron, « Papa » Keitel, est évidemment un ami. Et un nazi fidèle. Le nouveau quadragénaire est d’autant plus heureux que son opérateur radio, Wendt, s’est enfin décidé à démissionner. Tout de suite, Sorge a fait savoir à ses chefs qu’il voulait travailler à nouveau avec le technicien qui s’était montré si efficace à Shanghai, Max Clausen.
Tout semble donc au beau fixe. Pourtant, les nuages d’amoncellent. Au sein de l’appareil communiste international, d’abord, où le Komintern a réussi, en juillet, à imposer contre l’avis de Staline une nouvelle stratégie d’alliance avec les sociaux-démocrates, sous la forme de gouvernements de « front populaire ». Une victoire éphémère : le maître du Kremlin est décidé à liquider tous ces gêneurs.
Dans les chancelleries aussi, le vent tourne. Début 1936, Ott livre à Sorge une information aussi incroyable que confidentielle. L’Allemagne et le Japon discutent dans le plus grand secret, et Hitler fait tout pour convaincre Tokyo de nouer une alliance militaire dont l’URSS aurait tout à craindre. L’information est vite envoyée au 4e Département grâce à Clausen, qui a rejoint la rezidentura fin 1935. À Moscou, l’annonce fait l’effet d’une bombe. Et confirme que « Ramsay » est bien le meilleur agent secret du pays. Le 25 novembre, l’accord germano-japonais est officiellement rendu public. Sur le papier, il s’agit surtout de collaboration civile et commerciale. Mais le document comprend des annexes secrètes qui prévoient que les deux puissances se porteront mutuellement assistance, au cas où l’une d’entre elles serait attaquée militairement par les Soviétiques.
C’est dans ce contexte que le général Semyon Uritsky, qui a succédé à Berzin à la tête du 4e Département, donne l’ordre à Sorge et à toute son équipe de rentrer à Moscou. A priori, les agents n’ont aucune raison de se méfier. Sorge sait que son nouveau chef apprécie leur travail, pourtant il a entendu plusieurs rumeurs indiquant que, malgré tout, on se méfie de lui. Il n’ignore pas non plus qu’à Moscou, l’atmosphère est de plus en plus étouffante. Il décide donc, pour la première fois, d’ignorer l’ordre qui lui a été donné.
Victime d’un grave accident de moto
Salutaire intuition : 1937 marque le début des grandes purges staliniennes, et bien peu sont épargnés. En quelques mois, 1,5 millions de citoyens soviétiques sont arrêtés et près de 700 000 exécutés pour « sabotage » ou « activité contre-révolutionnaire ». L’armée et les services de rensei-gnement sont particulièrement visés : la majorité des maréchaux, des généraux et des colonels sont arrêtés ou exécutés. Le 4e Département est décimé, Staline qualifiant les espions soviétiques de « saboteurs, d’assassins et d’agents fascisto-trotskistes infiltrés ». Parmi ceux qui sont en poste à l’étranger, beaucoup choisissent de s’évanouir dans la nature. Pas Sorge, qui ne mesure sans doute pas l’ampleur de la purge. Son choix est le bon : tous les disparus sont impitoyablement traqués comme traîtres et abattus les uns après les autres.
Uritsky est congédié, Berzin reprend la direction du Département, est limogé à son tour… Tous les deux sont finalement fusillés, et la chasse aux sorcières ne s’arrête pas là : entre 1937 et 1939, les renseignements militaires soviétiques verront défiler six chefs, dont cinq seront exécutés. L’agent Ramsay suit ces événements de loin, et souvent avec retard. Mais il en est très affecté. Sa consommation d’alcool, déjà proverbiale, augmente, tandis que son humeur se dégrade et que ses crises de colère se multiplient. Il sent bien que la Grande Purge, déclenchée sans motif sérieux, a durablement affaibli l’Armée rouge et les services de renseignement de la patrie du socialisme, et ce alors même que le monde est plus proche que jamais d’une nouvelle guerre mondiale. Seule lueur d’espoir dans cette grisaille : Ozaki, son fidèle collaborateur, continue à grimper les échelons au sein des plus hautes instances japonaises. Il est maintenant l’un des plus proches conseillers du prince Fumimaro Konoe qui, en juin 1937, a été nommé Premier ministre.
En mai 1938, au cours de l’une des courses folles à moto dont il est coutumier, Richard Sorge est victime d’un très grave accident. Après plusieurs semaines d’hospitalisation, il passe sa convalescence chez ses bons amis les Ott. Les séquelles, cette fois, seront durables et viennent s’ajouter à celles qui le handicapent depuis les tranchées. Autour de lui, la situation s’envenime. En décembre 1937, les affrontements entre Chinois et Japonais ont culminé avec le tristement célèbre massacre de Nankin, durant lequel 250 000 civils ont perdu la vie.
Epuisé, Sorge veut rentrer chez lui. Ses chefs ont trop besoin de lui…
En juin 1938, les Japonais arrêtent à la frontière de la Mandchourie un officier du NKVD, la police politique russe, qui s’avère être un déserteur. Pour obtenir la protection de Tokyo, l’homme livre une description détaillée de l’état des forces militaires russes en Sibérie. 400 000 hommes, 2 000 avions, 90 sous-marins. Mais, précise-t-il, les troupes sont mal équipées, mal entraînées, la logistique est défaillante, et l’encadrement complètement désorganisé par les purges. L’état-major japonais hésite. Attaquer ou pas ? À la tête de l’armée de terre, les officiers les plus radicaux rêvent d’une alliance avec l’Allemagne et d’une guerre contre la Russie communiste. Mais la Marine, elle, a les yeux tournés vers le Sud et rêve de conquérir l’Indonésie, les Philippines… La grande question étant celle de la réaction des grandes puissances présentes dans la région : Royaume-Uni, France, États-Unis.
Épuisé, déprimé, Sorge demande à Moscou l’autorisation de quitter son poste et de rentrer au pays. Sa mission était censée durer deux ans, cela en fait presque six qu’il mène une éprouvante vie de mensonges et de dissimulation. Mais ses chefs ont trop besoin de lui pour se passer de ses services, et la situation internationale ne cesse de se dégrader.
Le 22 mai 1939, l’Allemagne, l’Italie et le Japon signent le Pacte d’acier, un accord de coopération militaire. Et le 24 août, le monde entier – Sorge compris – est frappé de stupeur lorsque Molotov et Ribbentrop apposent leur signature au bas d’un incroyable pacte de non-agression entre l’Allemagne et l’Union soviétique. Hitler n’attendait plus que cela. Le 1er septembre, ses troupes envahissent la Pologne, et le 15 du même mois, l’Armée rouge y entre à son tour. Guderian et Krivoshein font leur jonction à Brest-Litovsk et, le 22 septembre, une sinistre parade conjointe est organisée, drapeaux ornés de la croix gammée et de la faucille et du marteau flottant au vent.
Des rapports sabotés, déformés…
Pour la rezidentura de Tokyo, la mission consiste à informer Moscou des plans japonais. Tokyo va bouger, mais dans quelle direction ? Au Nord, vers l’URSS ? Au Sud, où la moitié de l’Asie est prête à être cueillie ?
Ramsay et ses hommes se remettent au travail mais, à l’exception d’Ozaki qui continue à évoluer au plus haut niveau du pouvoir, la guerre complique sérieusement les choses. L’ambiance est plus paranoïaque et sécuritaire que jamais. Sorge, Vukelic et Clausen sont surveillés, suivis, leurs domiciles visités. Ils continuent pourtant à collecter de précieux renseignements. La défaite de la France, l’offensive allemande contre l’Angleterre modifient les rapports de force. Et, en septembre 1940, le Japon attaque l’Indochine, colonie française dont elle s’empare quasiment sans combattre. Pour Sorge et ses chefs, la nouvelle est bonne : si Tokyo attaque au Sud, c’est autant de gagné au Nord. Mais plus le temps passe, plus il devient évident que l’URSS ne va pas rester longtemps à l’écart de la guerre.
Durant tout le premier semestre 1941, les indices s’accumulent : Hitler va attaquer la Russie, rompre le Pacte. Tous les agents soviétiques envoient les mêmes informations et, comme souvent, celles de Sorge sont les plus précises et les plus fiables. Grâce à ses informateurs allemands et japonais, le réseau de Tokyo connaît pratiquement tous les détails de la future « Opération Barbarossa », et Ramsay abreuve ses chefs de rapports fouillés.
Sans effet.
Plusieurs raisons à cela. Staline, d’abord, affirme que Hitler lui a donné sa « parole de chef d’État » qu’il respecterait le Pacte de non-agression. Il n’y croit qu’à moitié, mais a désespérément besoin de gagner du temps et ne veut rien faire qui pourrait provoquer une réaction. Au 4e Département, ensuite, le nouveau patron est un certain Golikov, qui n’a guère confiance en Sorge et, surtout, a bien en tête le fait que cinq de ses prédécesseurs ont été fusillés. Il en conclut que s’il veut survivre, il ne doit dire à Staline que ce que celui-ci a envie d’entendre. Enfin, et surtout, la rezidentura de Tokyo abrite un traître, en la personne de Clausen. Malade, fatigué d’être traité comme un larbin par Sorge, celui-ci ne croit plus du tout à l’idéal communiste de sa jeunesse et trouve de plus en plus de charme à l’hitlérisme. Il s’emploie donc à saboter, déformer, amoindrir tous les rapports rédigés par son chef, quand il ne s’abstient pas carrément de les envoyer.
C’est donc en pure perte que l’agent Ramsay continue à envoyer ses informations. Et, le 22 juin 1941, les troupes allemandes entrent en Russie sans rencontrer de résistance.
Qui êtes vous M. Sorge ?
Pendant quelques mois encore, les espions de Tokyo vont faire parvenir à Moscou d’inestimables renseignements, notamment sur les intentions de l’état-major, dont les Soviétiques craignent encore qu’il ne déclenche une attaque en Sibérie. Mais l’étau se resserre et, début octobre, Miyagi est arrêté par la police japonaise. Ozaki, Vukelic, Clausen et Sorge sont à leur tour interpelés et les interrogatoires commencent. Seul Sorge s’en tient à sa version – « je suis un agent nazi » – tandis que les autres craquent rapidement. L’ambassadeur Ott proteste, se porte garant de Sorge. Mais les Japonais ont mis la main sur le code secret utilisé par le réseau. Ils ont commencé à décrypter tous les messages envoyés à Moscou depuis 1936, interceptés mais jamais décodés jusqu’alors. Le 25 octobre, Sorge avoue à son tour.
Le procès débute en 1942 et, chevaleresque jusqu’au bout, l’agent Ramsay prend toute la faute sur lui, refuse d’évoquer ses conquêtes féminines pour ne pas les compromettre, minimise le rôle de ses complices japonais dans l’espoir de les protéger. Sans grand succès. Vukelic est condamné à la prison à perpétuité, Sorge et Ozaki à la peine de mort. Miyagi, lui, a péri dans sa cellule d’une pneumonie. L’exécution a lieu le 7 novembre 1943. Jusqu’au bout, Sorge a espéré que Moscou tenterait de le faire libérer, proposerait un échange de prisonniers. Il n’en a rien été.
Clausen, emprisonné, est libéré par les Américains en 1945. Dans la toute nouvelle Allemagne de l’Est, le traître est accueilli en « héros du socialisme »… Pour Sorge, le processus sera plus long. Il faudra attendre la déstalinisation et la sortie, en 1964, d’un premier film sur son histoire – Qui êtes-vous M. Sorge ?, du réalisateur français Yves Campri – pour que l’Union soviétique prenne conscience de ce qu’elle devait au plus formidable espion qu’elle ait jamais eu. Une commission créée à la demande de Khrouchtchev lui octroie, tardivement, le titre de « héros de l’Union soviétique » et une rue de Moscou, ainsi qu’un bâtiment de la marine de guerre, seront baptisés en son nom. Son visage ornera même un timbre soviétique d’une valeur de… 4 kopeks. À peu près la valeur que Staline accordait aux informations de son meilleur agent.
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