Alors qu’il achève le montage de son prochain film, le célèbre cinéaste tchadien a pris le temps de répondre aux questions de La Revue. Avec force et conviction. Mais surtout avec cœur.
Propos recueillis par Renaud de Rochebrune
(article paru dans La Revue n°88, mars-avril 2020)
C’est, avec Abderrahmane Sissako, le plus connu et le plus respecté des cinéastes d’Afrique noire et même d’Afrique tout court encore en activité. Maintes fois sélectionné et primé à la Mostra de Venise (notamment prix du meilleur premier film pour Bye Bye Africa en 1999 et prix spécial du jury pour Daratt en 2007) et à Cannes (prix du jury en 2010 pour Un Homme qui crie), les deux plus importants festivals au monde, le Tchadien Mahamat-Saleh Haroun est d’ores et déjà un monument du septième art africain d’après l’époque des pionniers Ousmane Sembène, Souleymane Cissé ou Idrissa Ouedraogo. Il a aussi écrit un roman remarqué (Djibril ou les ombres portées, Gallimard, 2017) et surtout exercé la fonction de ministre de la Culture, du Tourisme et de l’Artisanat au Tchad entre février 2017 et février 2018. Un parcours inattendu au sein du pouvoir, qu’il a dû quitter rapidement de façon aussi inattendue. Une carrière atypique, commencée comme journaliste dans la presse régionale française, pour un homme né en 1961 à Abéché, au Tchad, et qui a tourné la majorité de ses films dans son pays natal. Ce qui lui permet – alors qu’il termine son prochain long métrage, que l’on verra peut-être bientôt sur la Croisette ou à la Mostra – de commenter de nombreux sujets, concernant aussi bien l’Afrique que la France et le cinéma que la politique ou l’histoire.
La Revue : Deux ans après avoir quitté ses fonctions de ministre de la Culture du Tchad, et après la sortie d’un film sur une famille de réfugiés en France et un roman sur un enfant des rues dans son pays, que fait Mahamat-Saleh Haroun ?
Mahamat-Saleh Haroun : Mon parcours, récemment, a sans doute été un peu atypique. Mais tout ce que je fais, je le fais avec le cœur. Ce fut le cas pour le livre. Et pour le film, qui m’a permis de traiter un sujet universel : l’humanité a toujours bougé. J’ai pu, avec Une Saison en France, proposer une vérité concrète, incarnée, autour de ce qu’est la vie et le sort des réfugiés. Et puis j’ai été ministre, une expérience au cœur du pouvoir qui m’a appris beaucoup de choses. Avant de revenir aujourd’hui à ce que je sais faire le mieux : le cinéma. Je suis en plein montage de mon prochain film, Lingui.
Une façon de dire que vous ressentiez une frustration en ayant abandonné pendant un an la vie d’artiste pour la politique ?
Non, pas de frustration. Simplement, c’était différent. En tant que cinéaste, on est indépendant, on travaille pour soi. Le métier de ministre exige d’autres qualités, d’autres capacités. Il faut surtout savoir écouter, et être dans le donnant- donnant avec les autres responsables. Un univers qui n’est sans doute pas celui dans lequel j’excelle. Sinon je me serais mis à la politique depuis longtemps. Mais un an, c’est long comme parenthèse dans la vie d’un cinéaste. Et je suis plutôt content de ce que j’ai fait, même si, à un moment, vu ma situation familiale, j’ai dû quitter mes fonctions.
On s’est demandé alors si vous aviez démissionné ou si on vous avait démissionné, en raison, disait-on, d’un désaccord face à la grogne sociale au Tchad et à la façon dont le pouvoir y réagissait. Qu’en a-t-il été ?
Cela n’a pas d’importance. Laissons les polémiques à ceux qui ont envie de polémiquer. J’ai dit ce qu’il en était à l’époque – en évoquant une démission – et je n’ai pas envie de revenir là-dessus. Avec le pouvoir, on s’est quittés en bons termes et je n’ai pas d’amertume.
Pas d’amertume ? Même si vous n’avez pas pu mener à terme plusieurs des projets qui vous tenaient à cœur, comme la création d’une école de cinéma et la mise en service d’une grande bibliothèque ?
Mais tout cela continue. Côté lecture, on a pu commencer à garnir les rayons du bâtiment de la bibliothèque grâce à l’aide que j’ai obte- nue de l’éditeur Gallimard. Et on a mis sur pied un festival, un Mois du livre et de la lecture, qui a lieu chaque mois de novembre désormais. Dans un pays comme le Tchad, les gens ne lisent pas beaucoup et donner le goût de la lecture, notamment grâce à des rencontres avec des auteurs jusque dans les établissements scolaires, c’est fondamental. C’est ce qui permet de s’ouvrir au monde, d’avoir les outils appropriés pour se défendre. D’accéder, aussi, à plus de liberté, ce qui doit être l’horizon de tout être humain. Quant à l’école de cinéma, le projet n’a pas été abandonné. Malheureusement, le Tchad traverse actuellement une crise liée à la baisse du prix du pétrole, et cela a retardé la faisabilité du projet. Mais on a déjà un terrain de 12 000 mètres carrés sur lequel le bâtiment doit être construit, la loi portant création de l’école existe. J’espère qu’elle verra le jour. L’actuelle ministre, Madeleine Alingué, y travaille. Car cette école répond à un besoin : de plus en plus de jeunes Tchadiens font des films, réalisent des séries, mais il leur manque une solide formation. Et il faut que le Tchad puisse produire des images visibles partout.
Au vu de votre expérience, qui n’est pas unique mais peu commune, pensez- vous qu’être artiste et ministre c’est compatible ?
Il n’y a pas d’incompatibilité par principe. Même en France il y a eu un grand ministre de la Culture comme André Malraux qui l’a prouvé. Mais je ne poserais pas la question ainsi. En Afrique en particulier, quand on est considéré comme un aîné à cause de son expérience, il faut savoir tendre la main aux autres, aux jeunes notamment, cela relève du devoir.
Serez-vous un cinéaste différent après cette expérience ? Va-t-elle nourrir votre œuvre ?
Toute expérience vous enrichit, mais cela ne change pas fondamentalement vos convictions, votre vision du monde. On est simplement mieux outillé pour comprendre certaines choses. Cela aurait été vrai aussi si l’on m’avait nommé directeur d’une banque – ce qui, certes, ne risquait pas d’arriver (rires) ! Mais à quel moment vais-je évoquer cela ? Je ne le sais pas. En tout cas, pas dans mon prochain film, l’histoire d’une femme tchadienne d’aujourd’hui, une femme seule qui élève une adolescente.
Retour au Tchad, donc, pour le cinéma ?
Mais je reviendrai sûrement tourner en France. J’ai une double mémoire, qu’il me faut explorer. D’autant que l’on n’est pas si nombreux parmi les cinéastes originaires d’Afrique ou ayant des origines africaines à prendre en charge la question noire en France. Tout se passe comme si ces cinéastes s’interdisaient de raconter les histoires d’ici.
Pourtant, une France noire existe, elle a toujours existé, mais on ne la voit pas souvent à l’écran, parce que ceux qui sont dépositaires de cette mémoire n’en parlent pas. Pour le coup, de mon point de vue, cela ressemble à une sorte de désertion. Semblable à celle de
ceux qui courent après la naturalisation et, une fois celle-ci obtenue, se rangent tranquillement, ne vont pas voter, n’occupent pas la place qui leur revient dans la cité. Mais tout cela est en train de changer peut-être. L’irruption de quelqu’un comme Ladj Ly, le réalisateur des Misérables, sur la scène du cinéma français est une excellente nouvelle.
Vous suivez donc ce qui se passe en France. Qu’avez-vous pensé de la révolte des « gilets jaunes » ? Et avez-vous été surpris de voir qu’elle n’a pas mobilisé les plus démunis parmi les démunis, à savoir la majorité des travailleurs immigrés ?
Malgré les dérives, les tentatives de récupération idéologiques, on ne pouvait pas être insensible à cette colère-là. Un sentiment d’injustice éprouvé par des gens qui se sentent déclassés alors même qu’avec les nouveaux moyens de communication tout le monde voit bien l’ampleur des inégalités, comment certains accumulent des fortunes pendant que d’autres s’appauvrissent. D’ailleurs, on peut relier ce mouvement à d’autres qui ont eu lieu dans des pays aussi différents que la Belgique, la Tunisie, le Soudan ou le Zimbabwe autour de cette question de la hausse du coût de la vie et des inégalités. En ce qui concerne la non-participation de la communauté immigrée à la protestation, cela m’a frappé, mais c’est un phénomène récurrent. Les sans-papiers manifestent pour obtenir des papiers, mais une fois que c’est fait, ils n’assument pas leur statut de citoyen. Sauf exception, ils restent à la marge, dans une sorte d’invisibilité, sans participer à ce qui se passe, sans conscience politique. Tout ce qui les intéresse, dans notre société néo-libérale, c’est de se tuer au travail, gagner coûte que coûte de l’argent pour l’envoyer au village. En somme, c’est une vie à l’écart qui finit par priver cette communauté de la production culturelle en provenance de l’Afrique. Au vu du nombre des travailleurs immigrés, et de leurs descendants, on s’attendrait à ce qu’ils soient le cheval de Troie du cinéma africain pour qu’il gagne en visibilité en France, il n’en est hélas rien.
Un de vos films récents était un documentaire consacré au combat des victimes de Hissène Habré qui ont survécu pour obtenir justice. Une envie de pratiquer tous les genres ?
Sur un tel sujet, il fallait montrer les vrais visages des victimes, recueillir leur parole, faire état de leur courage, de cette lutte pour arriver enfin à faire juger l’ancien président. Je connaissais ces gens, je les avais côtoyés, je ne pouvais pas simplement m’inspirer de leur histoire dans une fiction. D’autant qu’ils étaient encore vivants, et dans l’action, notamment pour être indemnisés, ce qui reste une question non résolue aujourd’hui encore. Et puis ce film avait pour objet aussi de leur rendre leur dignité, d’autant que certains Tchadiens doutaient encore de la vérité de ce qu’ils ont vécu. Même s’il n’y a qu’une vraie salle au Tchad, le Normandie, on a pu faire des projections du film, et TV5 Monde ainsi qu’Arte l’ont diffusé. Mais ce cas est particulier. Je reste avant tout un cinéaste de fiction.
Êtes-vous inquiet de la situation du cinéma d’Afrique noire, qui n’est plus guère pré- sent sur les écrans ? Et de sa principale vitrine, le Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco), cette manifestation qui a fêté ses 50 ans en 2019 dans, semble-t-il, une certaine indifférence ?
Ce cinéma a du mal à exister, en effet. Et ce qui est décourageant, c’est que l’on répète à ce sujet les mêmes choses depuis longtemps : difficultés à produire, à financer, à distribuer les films, etc. Quant au Fespaco, au lieu d’être une force centrifuge, propulsant les films vers d’autres horizons, il se contente d’être tout simplement une grande fête, une sorte de vitrine. Mais tous les cinéphiles savent que ce n’est pas au Fespaco qu’on découvre les grands films africains. Autant dire qu’à force de récompenses en argent – aucun autre festival ne dote peut-être autant les prix –, le Fespaco, c’est la course à l’oseille. Un an avant le festival, nombreux sont ceux qui se battent pour réaliser un film en espérant glaner un prix spécial par-ci, un trophée par-là. Beaucoup de longs métrages révélés au Fespaco meurent de leur belle mort parce qu’ils ne voyagent pas. Ce cinéma de mendiant finit par fabriquer une clochardisation de nombreux cinéastes. Enfin, le problème du Fespaco c’est qu’il est un festival d’État, géré par des fonctionnaires. Ils s’en
occupent comme demain ils iraient s’occuper
des forages dans le désert. Cette absence de
passion fait que, souvent, les responsables
de ce festival se contentent d’attendre que
les films viennent à eux, sans se battre pour
obtenir les meilleurs.
Le cinéma africain, en tout cas celui d’Afrique noire, est-il donc dans une situation désespérée ?
Pas nécessairement. Mais il faudrait une prise de conscience. Qui inciterait à inventer une nouvelle économie pour pouvoir travailler dignement avec les moyens dont on dispose, quels qu’ils soient, au lieu de continuer à vivre sous perfusion. Cela concerne au premier chef les cinéastes. C’est un métier d’égotistes, sans doute. Mais l’histoire du cinéma regorge d’exemples où des collectifs ont su inventer de nouvelles solutions, comme le néoréalisme en Italie, le Cinema Novo au Brésil, la Nouvelle Vague en France ou le nouvel Hollywood aux États-Unis. Pourquoi quelques cinéastes africains ne pourraient-ils pas se réunir pour proposer des choses en espérant un effet d’entraînement ? Une telle révolte, cela s’est passé en Afrique dans le domaine de la musique, où des « enfants terribles » ont fait bouger les choses. Pourquoi pas dans le cinéma ? On ne peut pas se contenter de croire à de fausses espérances, comme celles qui avaient accompagné l’arrivée du numérique où des experts nous avaient seriné que, le coût de production diminuant, l’Afrique allait nous en mettre plein la vue. Quel est le résultat ? Pas grand-chose. On assiste surtout à la multiplication des séries télévisées de mauvaise qualité. Et faire accroire que la solution aux problèmes du cinéma africain viendrait des États ou de l’Union africaine me paraît hasardeux.
Le cinéma, art populaire par excellence,
peut-il changer des choses dans le monde ?
Et en particulier en Afrique ?
Je le pense. C’est peut-être d’ailleurs pour cela
que les États africains, à de rares exceptions
près, se soucient si peu de le financer, même
ceux qui ont les moyens de l’aider. Car le
cinéma peut être un révélateur, un miroir,
et l’on préfère sans doute ne pas avoir affaire
à ce miroir-là. Même le public n’y est d’ailleurs
pas toujours favorable : ne faudrait-il pas
cacher notre petite honte ?
Les principaux thèmes de votre cinéma – l’exil, les pères défaillants, les trauma- tismes liés aux guerres civiles ou entre États – sont-ils vraiment représentatifs de vos préoccupations permanentes et des principales préoccupations des Africains ?
Ce n’est pas un choix. Ces thèmes se sont imposés à moi, de façon inconsciente. Et pas pour des raisons forcément biographiques : mon père, mort en 2016, était un homme remarquable, droit, l’un des rares d’ailleurs à ne pas avoir été polygame dans notre société. C’est ce qui se passait autour de moi de façon plus large, ou ce que vivaient mes amis, qui m’a inspiré. D’autant que j’étais souvent pendant mon enfance un peu à la marge, là où l’on peut poser un regard critique sur ce qui se passe au centre. Mais, à y réfléchir, je pense que ces trois thèmes sont liés en fait à une seule question qui me paraît essentielle, celle de la transmission dans les sociétés patriarcales. S’il y a un problème dans les rapports père-fils, d’où un manque de repères pour les fils, on se sent, si l’on peut dire, en exil chez soi-même, un exil psycho- logique. Et si à cela s’ajoute une situation de violence – une guerre, par exemple –, l’exil peut devenir une réalité physique. Et quand on parle des pères défaillants, bien sûr, cela peut renvoyer métaphorique- ment à une question sur l’irresponsabilité de tant de dirigeants politiques africains.
Le thème de la colonisation ne paraît pas être pour vous aussi important. Pourquoi ?
Je pense qu’il n’y a pas grand-chose à dire pour moi sur ce thème-là. Il y a des gens qui aiment bien se rouler là-dedans, se dire que tout le drame de l’Afrique découle de la colonisation. Celle-ci, dans mon pays, a duré environ soixante-dix ans. L’ancêtre de l’humanité découvert au Tchad, Toumaï, existait il y a des millions d’années. C’est peu, soixante-dix ans ! C’est une paresse de l’esprit de penser que tout vient de la colonisation. C’est à l’Afrique de résoudre ses problèmes. Si on pense à tous les jeunes qui veulent partir vers l’Europe, ils savent qu’ils vont risquer leur vie, donc c’est une forme de suicide. S’ils préfèrent se suicider plutôt que de vivre chez eux, cela pose, là encore, la question de la transmission. Et cela doit conduire à se demander ce que font ceux qui sont en charge des pays pour que ces gens-là puissent trouver sur place un territoire d’épanouissement. Si on ne dispose pas de ce territoire, on va le chercher ailleurs. Et ainsi cela devient aussi un problème pour l’Europe. Mais c’est à nous, Africains, de trouver les réponses, c’est notre responsabilité.
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