Royaume-Uni : un Saoudien aux abois

Ghanem al-Masarir devant l'ambassade saoudienne à Londres, en 2018. © AFP

Célèbre sur le Net pour ses critiques contre la famille royale, un youtubeur saoudien installé à Londres vit dans la peur des représailles de Riyad. Dans le New York Times, David Segal raconte son histoire.
(article paru dans La Revue n°88, mars-avril 2020)

Dans plusieurs centaines de vidéos publiées sur YouTube et déjà vues plus de 300 millions de fois, on découvre Ghanem al-Masarir assis à son bureau dans son domicile du nord de Londres. Après les salutations d’usage en arabe, il se met à raconter, sur le ton de la satire, des histoires embarrassantes pour l’Arabie saoudite.

Son thème préféré est la corruption de la famille royale. L’une de ses cibles favorites est Mohammed Ben Salman, le prince héritier, affublé d’un surnom qui fait désormais florès chez ses détracteurs et peut se traduire par « l’ours qui s’est égaré ». Au Moyen- Orient, qualifier quelqu’un d’ours équivaut à le traiter de gros et laid. « Égaré », dans ce contexte, signifie « immoral, corrompu ».

« Des universitaires sont en prison en Arabie saoudite pour le seul fait d’avoir critiqué la politique du pouvoir, sans même avoir nommé les dirigeants, indique Madawi al-Rasheed, professeur invité à la London School of Economics. Alors, imaginez ce qu’on pense là-bas de Ghanem. »

Il est facile d’en avoir une idée.

INTIMIDATIONS

En octobre 2018, des policiers britanniques se sont rendus chez Ghanem al-Masarir pour l’informer que sa vie était menacée. Ils lui ont laissé un système d’alarme relié à sa ligne téléphonique et destiné à prévenir les autorités lorsqu’il est activé. Sans pour autant lui fournir le moindre détail sur cette menace.

Mais le youtubeur savait de quoi il en retournait. Cela faisait des années que le régime saoudien s’évertuait à l’intimider par des cyberattaques sur ses plates-formes de médias sociaux. Quelques mois avant que la police se présente à sa porte, la campagne contre lui s’était intensifiée. Ses smartphones étaient devenus inexplicablement lents.

Après avoir examiné les appareils, Citizen Lab, une organisation à but non lucratif basée à Toronto, lui a dit qu’ils avaient été infectés par Pegasus, un logiciel espion créé par la société de technologie israélienne NSO Group. Cette application transforme les smartphones en outils de surveillance polyvalents, récupérant SMS et e-mails, écoutant les appels et localisant les emplacements.

Citizen Lab a trouvé sur les smartphones d’Al-Masarir des empreintes numériques menant directement à l’Arabie saoudite. Cette découverte ainsi que la visite des policiers à son domicile ont incité le satiriste à entreprendre une démarche originale : il a engagé des poursuites contre le Royaume d’Arabie saoudite, exigeant des excuses et des indemnités pour les dommages qui lui ont été infligés sur le plan matériel aussi bien que moral.

Aucune réaction officielle des autorités saoudiennes n’a pour l’heure été enregistrée. Originaire d’Al-Kharj, à environ 80 km au sud de Riyad, Ghanem al-Masarir est arrivé en Grande-Bretagne il y a seize ans, cher- chant aussi bien une formation – il étudiera l’informatique à l’université de Portsmouth – qu’un moyen de dénoncer de loin son pays d’origine. En chemin, il a découvert YouTube, qui lui offrait à la fois une source régulière de revenus et une importance qu’il n’avait jamais imaginée. Global Influence le classait en 2018 au 17e rang des leaders d’opinion dans le monde arabe.

Washington : des militants défilent pour protester
contre le meurtre de Jamal Khashoggi en octobre 2018.
© AFP

INQUIÉTUDES

Aujourd’hui, cependant, le youtubeur se mure dans le silence. Cela fait des mois qu’il n’a pas mis de nouvelles vidéos en ligne. « Je reviendrai, se contente-t-il de dire. Je ne sais pas quand, mais bientôt. » Cet homme dont l’audace est la marque de fabrique hésite à dire que les Saoudiens lui font très peur.

Lorsque les policiers se sont rendus chez lui, en octobre 2018, cela faisait quelques jours seulement que le journaliste Jamal Khashoggi avait été assassiné dans le consulat saoudien d’Istanbul. Depuis, l’internaute se méfie de tout et de tous. Il se déplace avec une bombe au gaz poivre dans la poche. Au cas où.

Ses premiers motifs d’inquiétude remontent en fait à 2004, lorsqu’il a rencontré à plusieurs reprises un homme qu’il pensait être avec l’opposition. Il s’est avéré qu’il travaillait pour le pouvoir. La même année, l’un de ses cousins, le diplomate Monhie bin Foyz, a été muté du consulat de Rome à l’ambassade de Londres. Al-Masarir s’est méfié quand ce cousin, dont il n’avait jamais été proche, a commencé à l’inviter à passer des vacances dans des pays comme le Maroc et l’Égypte. L’exilé, qui n’ignorait pas que les Saoudiens ont une longue tradition d’enlèvements dans ces pays, a bien entendu décliné les invitations de son cousin.

ASILE POLITIQUE

Les deux hommes sont néanmoins restés en contact. Un jour de 2007, Monhie bin Foyz invite Ghanem dans un café de l’hôtel Lanesborough, à Londres, pour saluer le retour d’un diplomate en Arabie saoudite. À un moment, bin Foyz s’éclipse pour aller aux toilettes. C’est alors que l’autre diplomate lui susurre à l’oreille : « Ghanem, reste où tu es ! » Le message était clair. Tout voyage en dehors de la Grande-Bretagne était une idée très dangereuse.

Des années plus tard, Ghanem eut un choc. L’homme qui l’avait invité à la prudence dans le café londonien était Maher Abdulaziz Mutreb. Ce dernier a été désigné par le pouvoir saoudien comme le chef du commando qui a assassiné Jamal Khashoggi. Il est connu pour être un proche du prince héritier.

Six ans après sa première demande, Ghanem a obtenu l’asile politique dans les semaines qui ont suivi le meurtre au consulat d’Istanbul. Dans sa décision, le juge a précisé que Ghanem al-Masarir avait le droit d’être reconnu comme un réfugié politique parce qu’il « peut craindre d’être persécuté pour ses opinions politiques s’il était renvoyé en Arabie saoudite ».

Ce n’est pas pour autant qu’il se sent en sécurité dans son pays d’accueil.

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