En juin 1940, face à Hitler, il n’y a qu’un « grand » : Churchill. Un an plus tard, après l’attaque-surprise d’Hitler contre la Russie, il est rejoint par Staline. Ils sont pratiquement seuls à lutter contre les troupes nazies. L’un est aristocrate, l’autre est bolchevique. Ils ont tout pour se détester, mais ils doivent s’entendre. Leurs correspondances ont été récemment remises en perspective par les auteurs russes et britanniques de « The Kremlin Letters ». Le général Étienne Copel nous fait revivre leurs sentiments – contenus – pendant ces années cruciales du début de la Seconde Guerre mondiale où le monde a failli basculer vers le pire.
Par Étienne Copel
Vingt-deux juin 1941 : Adolf Hitler vient de déclencher l’opération Barbarossa. La Russie est envahie. Dès le premier jour, les pertes sont colossales. Winston Churchill et Joseph Staline, les ennemis farouches d’hier, deviennent alliés. Par le seul fait du dictateur nazi. Vu de Moscou, Churchill, à l’abri dans son île, est privilégié. Effectivement, les troupes russes sont à peu près seules à combattre les Allemands. Staline se sent terriblement isolé.
La solitude ! Churchill la connaît bien aussi. Il se souvient de sa position après l’écroulement des forces françaises, en juin 1940. Il n’a pas oublié qu’après Dunkerque bien peu nombreux étaient ceux qui lui donnaient l’ombre d’une chance de résister. Staline, en tout cas, n’en faisait pas partie. Il croyait en la vertu du pacte germano-soviétique. Il croyait en la parole donnée par Hitler. En ce 22 juin, comment le vieux lion britannique pourrait-il oublier la fourberie de Staline profitant de son alliance avec Hitler pour attaquer la Finlande fin 1939 ? Comment pourrait-il ne pas lui tenir rigueur d’avoir ignoré ses avertissements lorsqu’il lui avait personnellement écrit pour lui faire part « d’un renseignement certain » faisant état des préparatifs allemands à l’invasion de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) ? Ce message, rejeté par Staline, montre, d’après les auteurs de The Kremlin Letters, à quel point le maître du Kremlin se refusait viscéralement à croire un Britannique. Et pourtant ! S’il avait écouté Churchill. S’il avait pris un minimum de précaution, il n’aurait pas perdu les 1 200 avions détruits au sol par la Luftwaffe le premier matin de l’invasion. La résistance soviétique aurait pu être bien meilleure. Churchill enrage. Mais la lutte contre Hitler est la priorité absolue. Elle impose la solidarité avec l’allié nouveau. Alors il étouffe ses rancœurs. Et deux semaines après l’attaque des troupes nazies, il fait la première ouverture.
Churchill ravale sa rancœur
Le 7 juillet 1941, Churchill écrit à Staline :
« […] Nous sommes tous très heureux de voir que les armées russes résistent avec autant de force et de volonté à l’invasion sans merci et totalement non provoquée des nazis. Pour vous aider, nous ferons tout ce que le temps, la géographie et nos ressources grandissantes permettront.
De jour comme de nuit, notre Air Force lance des attaques contre l’Allemagne et les territoires qu’elle occupe. Cela va continuer. Ainsi, nous espérons forcer Hitler à ramener vers l’Ouest une partie de sa puissance aérienne et progressivement diminuer la pression qu’il exerce sur vous. En parallèle, j’ai demandé à la Navy de préparer une opération dans l’Arctique qui, je l’espère, devrait favoriser les contacts entre les forces navales anglaises et russes. »
Rien dans cette lettre ne rappelle toutes les raisons que Churchill avait de se plaindre du dictateur russe. Churchill parle essentiellement des efforts de la Grande-Bretagne pour soulager la Russie. Il se doute bien que Staline les trouvera toujours insuffisants. Et, effectivement, dès sa première réponse écrite, le 18 juillet, Staline fait une demande qui deviendra récurrente jusqu’au débarquement de juin 1944 : l’ouverture d’un deuxième front. « Il me semble que la situation militaire de l’Union soviétique comme celle de la Grande-Bretagne serait considérablement améliorée si un front contre Hitler pouvait être établi à l’ouest – au nord de la France – et au nord dans l’Arctique. Un front dans le nord de la France obligerait Hitler à prélever une partie de ses forces du front russe, mais aussi lui interdirait toute invasion de la Grande-Bretagne. L’établissement d’un tel front serait populaire non seulement au sein de l’armée britannique, mais aussi au sein de toute la population du sud de l’Angleterre. »
Soucieux de préserver ses maigres ressources, Churchill ne peut répondre favorablement à la demande, totalement irréaliste, de Staline. Il s’emploie cependant à transférer à l’URSS, par l’Arctique ou par l’Iran, le maximum possible d’équipements militaires ; ceux-ci étant d’ailleurs très souvent américains.
Bon anniversaire, Joseph
Alors, assez rapidement, les rapports deviennent chaleureux. Les deux grands belligérants s’échangent des vœux personnels pour leurs anniversaires respectifs et Churchill va même féliciter le bolchevique à la tête de l’URSS à l’occasion de l’anniversaire de la révolution ayant donné le pouvoir aux Soviets !
Mais une difficulté majeure va bientôt ternir leurs relations. Fin 1939, profitant de la liberté conférée par le pacte germano-soviétique, Staline avait lancé ses troupes à l’assaut de la Finlande, province perdue par la Russie à la fin de la Première Guerre mondiale. Malgré l’immense disproportion des forces, les Finlandais résistèrent longuement2,1mais finirent par s’incliner. Par le traité de Vyborg, ils furent contraints de rétrocéder la Carélie du Sud à l’URSS. En 1941, après l’attaque allemande contre la Russie, la Finlande veut prendre sa revanche et joint ses troupes à celles de l’Allemagne nazie pour récupérer les territoires transférés à la Russie par le traité de Vyborg. Elle forme même un bataillon de volontaires finlandais de la Waffen-SS.
STALINE ULCÉRÉ, CHURCHILL OUTRAGÉ
Dans ces conditions, Staline, par l’intermédiaire de son ambassadeur, insiste assez logiquement auprès de Churchill, son nouvel allié, pour qu’il déclare la guerre à la Finlande et la pousse à cesser de lutter contre les forces russes. Mais le Premier ministre conservateur britannique ne se voit guère déclarer la guerre à un petit pays qu’il avait soutenu quelques mois plus tôt dans sa lutte contre les Soviétiques. Il lui écrit le 4 novembre :
« […] Vous-même, Premier Staline, pensez-vous qu’il est souhaitable que la Grande-Bretagne déclare la guerre à la Finlande ? Ce serait une simple formalité, car notre blocus s’exerce déjà contre eux. En outre, la Finlande a beaucoup d’amis aux États-Unis et il me semble prudent de tenir compte de ce fait. » Malgré les formes mises par Churchill, Staline constate que sa demande est rejetée et il réagit vivement le 8 novembre. Il est particulièrement ulcéré par le fait que sa demande et son rejet ont été révélés à la presse britannique. Bien entendu, il souligne que la presse allemande n’a pas manqué de relayer l’information marquant la dissension entre les deux grands ennemis d’Hitler.
« […] Il me semble qu’une situation intolérable s’est créée au sujet de la déclaration de guerre britannique à la Finlande. Aussi bien ma demande que votre réponse se sont étalées dans votre presse et chez l’ennemi ; et ce n’est qu’après que votre gouvernement m’a informé de votre réponse négative. À quoi cela sert-il ? À démontrer l’absence d’unité entre l’URSS et la Grande-Bretagne. »
Le 11 novembre, Ivan Maïski, l’ambassadeur de l’URSS à Londres, remit ce message à Churchill qui, à sa lecture, bondit de son fauteuil. Aux dires de l’ambassadeur, le visage de Churchill « était blanc comme de la craie et il respirait bruyamment. Manifestement, il était outragé ». Peut-être se sent-il en tort à cause des fuites dans la presse. Verbalement, il rappelle quelques vérités à Maïski, mais se garde bien de répondre tout de suite à ce message, car, lui dit-il : « Dans la chaleur du moment, je serais amené à dire beaucoup de choses indésirables. » Et en effet, il ne répondra que le 22 sur un ton conciliant.
« […] À propos de la Finlande, quand je vous ai écrit le 4 septembre, j’étais disposé à demander au Cabinet d’examiner la question d’une déclaration de guerre. Des informations postérieures me font penser qu’il serait plus utile à la Russie et à notre cause d’inciter les Finlandais à stopper leurs attaques plutôt que de les pousser dans leurs derniers retranchements aux côtés des Puissances de l’Axe en leur déclarant officiellement la guerre. Cependant, s’ils ne cessent pas toutes leurs attaques au cours de la prochaine quinzaine, et si vous souhaitez toujours que nous leur déclarions la guerre, nous le ferons certainement. »
UNE ERREUR HISTORIQUE
Les Finlandais hostiles à l’URSS, voyant l’hiver arriver sans victoire de l’Allemagne, comprennent-ils que leur allié hitlérien n’est plus assuré de la victoire ou bien cèdent-ils aux pressions de la diplomatie britannique ? Toujours est-il qu’ils cessent tous leurs combats. Ils ne coupent pas la ligne de chemin de fer de Mourmansk et n’attaquent pas Leningrad, malgré les demandes pressantes d’Hitler. Toutefois, poussé par Eden, son ministre des affaires étrangères, Churchill finit par déclarer la guerre à la Finlande, le 6 décembre, tout en disant à son entourage que c’est une erreur historique3.2
Le problème de la Finlande réglé conformément aux vœux de Staline, reste la question fondamentale du deuxième front, que Churchill ne peut pas ouvrir rapidement. Alors, pour calmer Staline, il lui rappelle que ses troupes en Égypte et en Libye avaient su résister à l’offensive italienne contre Le Caire en 1940, puis à celles de Rommel en 1941 et en 1942. Il insiste sur le fait que si le canal de Suez était tombé, les Allemands auraient eu accès assez facilement aux gisements de pétrole du Moyen-Orient et auraient même pu couper le ravitaillement au sud de l’URSS, par l’Iran. Puis lui fait miroiter d’autres projets d’invasion, sinon en France, du moins en Italie.
Staline est déçu par Roosevelt
Si l’année 1942 ne voit pas l’ouverture d’un second front en Europe, elle permet néanmoins à Franklin Delano Roosevelt – entré en guerre depuis moins d’un an – de montrer à Staline qu’il ne se contente pas de lui apporter un soutien logistique et que ses soldats aussi commencent à partager le fardeau humain de la guerre. Le 8 novembre, en effet, ses troupes en collaboration avec les forces britanniques se lancent à l’assaut du Maroc et de l’Algérie, alors entre les mains des autorités françaises rattachées à Vichy. Celles-ci donnent d’abord l’ordre de résister. Les militaires français obéissent dans un premier temps, surtout au Maroc, puis se rallient aux forces alliées aux côtés desquelles ils combattront ensuite pour libérer la Tunisie de l’occupation allemande… Ce qui prendra six mois et déclenchera des commentaires méprisants de Staline devant la lenteur des opérations dans ce petit pays où les forces de l’Axe sont pratiquement privées de tout soutien logistique. Décidément, Roosevelt est bien décevant aux yeux de Staline : il a refusé d’entrer en guerre en 1940. Il a confirmé son refus en 1941 lors de l’offensive hitlérienne contre la Russie. Il a attendu l’attaque japonaise de Pearl Harbor pour participer enfin directement au conflit. Et maintenant, il traîne à se débarrasser des Allemands en Tunisie. Ce n’est vraiment pas encore un « grand ».
Au début de 1943, Staline est néanmoins confiant : il aura son deuxième front avant la fin de l’été ! En effet, le 26 janvier, Churchill lui écrit : « Nous avons eu une conversation avec nos conseillers militaires et avons décidé des opérations qui seront entreprises par les forces américaines et britanniques au cours des neuf premiers mois de 1943. Nous croyons que ces opérations devraient mettre les Allemands à genoux en 1943. » Peu après, le Premier Britannique confirme : « Nous poussons nos préparatifs à la limite de nos possibilités pour une opération à travers la Manche en août. Une fois encore, le ravitaillement par mer et les bateaux de débarquement seront les facteurs les plus contraignants. Si l’opération est reportée à cause, par exemple, de la météo, elle sera préparée avec encore plus de forces pour septembre. »
Churchill se défausse sur les USA
Staline est donc certain que « son » deuxième front sera ouvert au cours de l’été 1943, mais cela ne lui suffit pas. Il sait que les Allemands, malgré les défaites de 1942, ont reconstitué des forces puissantes et se préparent à une troisième offensive d’été. Alors il insiste et répond à Churchill le 16 février : « Il est évident, à la lecture de votre dernier message, que l’établissement d’un second front en France n’est envisagé qu’à partir d’août-septembre. Il me semble que la situation présente exige une accélération considérable de l’action envisagée. Il ne faut pas donner de répit à l’ennemi, il faut lui asséner un coup à l’ouest avant la seconde moitié de l’année. » Pour donner plus de poids à sa requête, il envoie une copie de son message à Roosevelt, qui se contente de généralités : « Je comprends l’importance d’un effort sur le continent européen à la date la plus proche possible pour réduire la résistance des forces de l’Axe à vos propres armées… »
En fait, Roosevelt s’intéresse alors surtout à l’Afrique du Nord. Après la reconquête laborieuse de la Tunisie, il prépare, avec Churchill, l’opération « Husky », c’est-à-dire le débarquement en Sicile qui se révélera, aussi, plus difficile que prévu et exigera de mettre en œuvre la quasi-totalité des forces américaines disponibles. Il ne reste donc plus rien pour un débarquement en France. Le 11 mars 1943, Churchill se sent obligé de prévenir Staline : « Les États-Unis, en juillet dernier, avaient prévu d’envoyer 27 divisions de 40 000 à 50 000 hommes en Angleterre pour l’invasion de la France. Depuis, ils ont envoyé dix divisions en Afrique du Nord et il n’y en a qu’une seule en Grande-Bretagne. Les autres divisions existent, mais les moyens de transport maritime et d’escorte à notre disposition sont insuffisants pour les acheminer. »
Le sommet, puis la chute
Cette révélation à Staline est naturellement destinée à faire porter sur les épaules américaines la responsabilité des retards à prévoir pour l’ouverture du deuxième front. Toujours est-il que Churchill, dans un autre message, demande à Staline de garder « entre eux deux » ces informations. Ce que Staline s’engage à faire. Heureux d’avoir été mis dans la confidence tout en prenant conscience que l’ouverture du deuxième front sera reportée au printemps 1944. Cette confidence, entre eux deux seuls, marque le sommet du rapprochement entre les deux « grands », entre le libéral conservateur britannique et le communiste russe.
Quand Staline apprend officiellement, en juin, par plusieurs messages de Roosevelt, que le débarquement en France sera repoussé d’un an, le « je t’aime, moi non plus » de Staline-Churchill a déjà vécu. La révélation par Hitler du massacre de Katyn est passée par là. La fourberie de Staline imputant aux nazis la responsabilité de son propre crime et allant même jusqu’à chercher à impliquer les Polonais du gouvernement en exil à Londres ne peut être supportée par Churchill. Désormais, il fera encore de la figuration entre Alliés. Mais il n’y aura plus aucune chaleur humaine entre lui et le dictateur russe.
Il y a toujours deux « grands ». Mais le deuxième n’est plus européen, c’est celui qui, à Washington, prépare et réalise l’ouverture du véritable deuxième front. Le 6 juin 1944, le vieux lion britannique n’est plus un acteur fondamental. Il lui reste ses vertus de prophète. Il avait prédit à Chamberlain, après les accords de Munich, qu’il aurait le déshonneur et la guerre. En 1946, il marque sa rupture finale avec Staline en dénonçant les méfaits du rideau de fer que ce dernier vient de faire tomber sur l’Europe.
12. Ce qui donna à Hitler l’impression que les armées soviétiques étaient sans aucune valeur et l’incita à déclencher Barbarossa, malgré le retard créé par les difficultés de Mussolini en Grèce.
23. Ce qui ne se révéla que partiellement vrai. La Finlande eut à subir une nouvelle attaque soviétique à la fin de la guerre, mais réussit à préserver sa jeune indépendance.
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