Non loin d’Izmir (l’ancienne Smyrne), deuxième port de Turquie,
un village perdu dans la montagne abrite une activité insolite :
une quarantaine d’éminents professeurs y enseignent les mathématiques.
Par Nur Dolay
(article paru dans La Revue n°88, mars-avril 2020)
Au détour du café du village de Sirince, au sud d’Izmir, en Turquie, on prend un chemin de terre qui monte, à travers des oliveraies. On avance de quelques centaines de mètres, en découvrant des paysages grandioses de
collines vertes tout autour, couvertes de pins, de figuiers, de noyers ou de maquis. Le silence est total. Sauf quelques aboiements lointains de chiens de paysans, quelques coqs qui se baladent sous les arbres, et des oiseaux qui veulent participer aux bavardages joyeux des élèves rentrant d’une petite excursion à pied dans la campagne environnante.
Un panneau signale l’entrée du « Mate- matik Köyü », le « Village des maths » , créé sur 5,5 hectares de bois. Pas de clôtures ni de portail. Un sentier pavé au milieu de petites maisons en pierre, toutes blotties dans un écrin de verdure et de calme.
AIMER LES MATHS
Ali Nesin, Pythagore moderne avec sa barbe généreuse poivre et sel mêlée à ses longs cheveux, est le fondateur de ce village unique en Turquie, et même peut-être dans le monde. Lauréat du prestigieux prix international Leelavati en 2018, l’éminent professeur de 63 ans donne plutôt l’impression d’un érudit bienveillant, avec qui les maths promettent d’être une discipline affectueuse et détendue, comme avec un grand-père indulgent, plutôt qu’une terreur ou un bourreau d’élèves.
« Ici, nous ne faisons rien de spécial pour forcer les jeunes à aimer les maths, explique-t-il. Car on aime les maths quand on les apprend. »
Professeur d’université à Istanbul, il est parti du simple constat que les étudiants avaient beaucoup de lacunes dans leur apprentissage. Il a alors organisé des cours de soutien bénévoles pendant les week-ends et parcouru les villages reculés d’Anatolie en y organisant des stages d’été. Au bout de dix ans d’efforts, il en est arrivé à la conclusion que mieux valait tout regrouper dans un lieu précis, quitte à y faire venir les élèves sans moyens grâce à des bourses de séjour et de voyage. Des mécènes et d’anciens étudiants ont participé à la création du village, qui a vu le jour en 2007. La réputation personnelle d’Ali Nesin a su y attirer des chercheurs et des enseignants de plusieurs pays du monde, qui transmettent leurs connaissances sur une base de volontariat, en payant même leur propre voyage.
NI EXAMEN NI NOTES
Le village a une capacité d’accueil de 200 élèves à la fois, et entre 20 à 40 enseignants et chercheurs, pour des périodes de 2 semaines en été, ou de quelques jours pendant les fêtes en cours d’année scolaire. Le prix du séjour, hébergement, nourriture et enseignement compris, est d’environ 12euros par jour pour ceux qui en ont les moyens. Vu l’engouement, la capacité d’accueil sera progressivement portée à 500 élèves.
Le programme pour les collégiens et pour les lycéens est décidé par Ali Nesin. Quant aux divers thèmes mathématiques abordés pour les universitaires, ils sont très variés et dépendent de la spécialité des enseignants présents. Il n’y a ni examen, ni notes d’évaluation, ni certificat à la fin des stages : « Les gens ne viennent pas chez nous dans le but d’acquérir un art ou un métier qui leur permettrait de gagner de l’argent, dit Ali Nesin dans un français parfait. Les mathématiques ne servent pas à cela, pas plus que l’art ou la philosophie. »
COMME DANS L’ANTIQUITÉ
Le village, d’ailleurs, s’articule bien autour de ces trois occupations principales. Partout des statues, comme dans ces sites antiques dont la région est truffée, des tableaux de peintres connus ou inconnus sur les murs, deux amphithéâtres de plein air, une immense bibliothèque, des terrasses et des cours aménagées en espaces propices à disserter à l’air libre, comme dans l’école péripatéticienne de l’Antiquité, ou des coins confortables pour s’isoler, la tête remplie de chiffres…
Mais ce sont des chiffres sans arrière-pensée pécuniaire. Les seuls calculs qui ont cours dans le village sont ceux destinés à résoudre un problème mathématique, car on vient ici juste pour la beauté de cette discipline qui englobe toutes les autres. La nature elle-même n’obéit-elle d’ailleurs pas aux lois mathématiques ?
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